La controverse autour des statistiques ethniques

L’utilisation – controversée – des statistiques ethniques en France est fortement liée au tabou qui existe autour de la notion de race : les réticences des français, sur lesquelles nous reviendrons, à effectuer des études ethno-raciales en est la preuve la plus visible.

Un lourd passif

D’abord, la France a un passé colonial très important, et a toujours été ouverte à l’immigration. Notamment avec un accueil massif de travailleurs immigrés dans les années 1960, suivi de la loi en 1978 sur le regroupement familial. Des populations de français, mais d’origine disparate, se sont ainsi formés. La France se qualifiant de « République indivisible », l’usage de statistiques ethniques a longtemps été ignoré par l’État français, considérant qu’il n’existe pas différentes catégories de Français.

Et ce d’autant plus que le rôle du SNS (Service Nationale de Statistique) pendant le régime de Vichy est resté flou, notamment en ce qui concerne l’élaboration du « fichier juif », recensant les juifs de France [1].

Une première controverse, dite « des démographes »

Ce premier point de friction, d’abord entre différents démographes et sociologues mais dont la presse s’est rapidement emparée, a lieu vers la fin des années 1990. Il faut savoir que avant, les statistiques sur ce sujet autorisées en France comptabilisaient uniquement les étrangers et leur nationalité. Certains démographes et sociologues, tels que Michèle Tribalat, travaillant à l’INED (Institut Nationale d’Étude Démographique) et qui a déclenché la polémique, s’en accommodaient peu, arguant le manque d’informations nécessaires à l’analyse de l’immigration en France.

En 1992, Michèle Tribalat introduit dans l’enquête Migration Géographique et Insertion Sociale le principe du décompte des origines ethniques, et souhaitent en répandre l’usage dans d’autres enquêtes [1] 7

Une violente polémique s’ensuit, entre les défenseurs de telles méthodes et ceux qui s’y opposent (Hervé le Bras notamment, un autre démographe de l’INED, accusant Michèle Tribalat de faire les affaires du FN [2]), notamment car cela instaure des catégories de Français sans pour décrire la complexité des réalités sociales en France.


Statistiques ethniques (années 1999) à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, [a]

Le débat reprend de plus belle et se politise après les années 2000

Le débat se déplace par rapport à la première controverse. Il ne s’agit plus de l’utilisation de catégories ethno-raciales au lieu de catégories d’étrangers, mais sur les notions « d’appartenance ethniques » et de « minorités visibles » [3].

Le débat prend également une nouvelle dimension car il se politise. En 2004, la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés), recommande d’établir un « référentiel national de typologie ethno-raciales ». Nicolas Sarkozy, d’abord en tant que ministre de l’Intérieur puis en tant que président de la République, se positionne en faveur de la discrimination positive [1], sur le modèle de ce qui est effectué aux États-Unis, où l’usage des statistiques ethniques est bien plus universalisée [4]. En 2007, le Conseil Constitutionnel rejette une disposition visant à autoriser les statistiques ethniques [5], et parallèlement, des associations à caractère identitaire se développent, telle que le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), favorables à l’instauration de telles statistiques, afin de « mesurer la diversité ». Le débat est ensuite attisé par la publication par l’INSEE de l’étude Statistique et Origines.

Le débat de fond : quels sont les arguments développés ?

L’enjeu, pour l’établissement des statistiques ethniques, est de quantifier les études sur la racialisation et l’ethnicisation dans la société. Les catégories choisies pour effectuer de telles études sont issues de conventions et la question est par conséquent de savoir s’il faut sortir d’une « société de l’ignorance » ([3]), au risque d’accentuer les phénomènes de racisme.

Les défenseurs des statistiques ethniques : de la nécessité de quantifier les phénomènes sociaux

Un bon nombre de sociologues (voir [6]) sont d’avis que l’établissement de statistiques ethniques est essentiel afin de donner une réalité aux phénomènes de société, d’identifier les inégalités pour pouvoir éventuellement y apporter une réponse. L’absence de données est en soit dangereux car des estimations empiriques et non pertinentes sont développées et réutilisées (« Ce n’est pas parce que la statistique publique est muette sur un sujet que les velléités de quantification disparaissent », Michèle Tribalat, [1]). L’instauration des statistiques permet par conséquent d’obtenir des chiffres stables, qui font référence dans le domaine.

Les défenseurs de ces statistiques prennent exemple sur la situation aux États-Unis, qui, selon eux – cela ferait l’objet d’une autre controverse – est un succès.

Afin d’avoir les catégories les plus pertinentes possibles, l’idée est de se reposer sur l’autodétermination des individus interrogés, comme aux États-Unis.

Les opposants aux statistiques ethniques : une remise en question de la pertinence des enquêtes et des interrogations sur d’éventuels effets performatifs

En ce qui concerne les catégories utilisées pour les études statistiques, deux questions se posent. D’abord, l’établissement de ces catégories reposent sur des critères sociaux du moment, choisis arbitrairement, et qui simplifient grandement la réalité sociale des interactions entre les différentes catégories – ce à quoi les défenseurs des statistiques ethniques répondent que cette simplification est présente dans tous les domaines dans lesquels les statistiques sont utilisées, notamment pour le chômage [6]. La deuxième question est la pertinence de ces catégories : plusieurs études ont montré [3] la variabilité du nombre de personnes se déclarant dans une telle catégorie, selon le label choisi pour ladite catégorie, et selon la reconnaissance de ces catégories dans le pays : aux États-Unis, le nombre de personnes reconnaissant une ascendance amérindienne est passé de 525 000 en 1960 à quatre millions dans les années 2000 [4].

Ensuite, les opposants aux statistiques ethniques s’inquiètent également du risque de rendre plus visible des tendances ethniques que la société entend annihiler, et redoutent une « ethnicisation croissante de la vie collective » [3].

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Bibliographie

  1. Tribalat, Michèle. « Les statistiques ethniques sont indispensables à la connaissance ». Publié le 28 février 2016. Consulté de 2 juin 2019. <http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/02/26/31003-20160226ARTFIG00378-michele-tribalat-les-statistiques-etniques-sont-indispensables-a-la-connaissance.php>

  2. Journet, Nicolas. « Michèle Tribalat, une démographe qui dérange ». Publié en juin 2010. Consulté le 2 juin 2019. <https://www.scienceshumaines.com/michele-tribalat-une-demographe-qui-derange_fr_25561.html>

  3. Simon, Patrick. « Les statistiques, les sciences sociales françaises et les rapports sociaux ethniques et de « race » ». Revue francaise de sociologie Vol. 49, no 1 (4 août 2008): 153‑62.

  4. Alba, Richard, et Nancy Denton. « Les données raciales et ethniques aux États-Unis : entre connaissance scientifique et politique des identités ». Revue francaise de sociologie Vol. 49, no 1 (4 août 2008): 141‑51.

  5. Safi, Mirna. « L’usage des catégories ethniques en débat ». La Vie des idées, 26 juin 2008. http://www.laviedesidees.fr/L-usage-des-categories-ethniques,371.html.

Sources des images

[a] Cité nationale de l’histoire de l’immigration (2011), Statistiques ethniques (années 1999) à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Document public moderne sans auteur mentionné, exposé dans un établissement autorisant les photographies [FAL], Disponible sur https://commons.wikimedia.org/wiki/File:StatsEthniques.jpg, [Consulté le 17/06/2019]]