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L’usage massif de la notion de race dans la recherche biomédicale et en médecin
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Depuis les années 2000, la communauté des scientifiques généticiens s’accorde sur l’inexistence des races biologiques humaines [1]. Pourtant, l’utilisation de la notion de race reste commune dans la recherche biomédicale. Deux facteurs permettent d’expliquer et de caractériser ce phénomène. Tout d’abord, l’intérêt pour la diversité génétique au début du 21ème siècle participe aux États-Unis à l’émergence d’un nouveau paradigme de politique de santé publique, dont la logique générale est de se focaliser sur les différences de genre, de races, d’âge, et sur la manière dont elles influent sur les inégalités de santé et les réactions aux traitements, et d’inclure systématiquement cette diversité dans les protocoles de recherche [2]. Alors que les chercheurs étendaient traditionnellement leurs résultats obtenus sur des populations masculines et blanches à tous les autres individus, l’état américain ne les finance désormais que s’ils organisent leurs données notamment selon les catégories sociales d’ethnicité et de race.
De plus, les découvertes du début du siècle sur les différences génétiques conduisent à un intérêt accru pour le lien entre génétique et occurence des maladies entre les groupes raciaux [3]. Cette opérationnalisation de la notion de race persiste en partie du fait d’un changement de paradigme dans lequel les maladies communes sont le résultat de variants génétiques rares. Ces variants sont des nucléotides au sein d’une séquence génétique qui ont une fréquence allélique de moins 0.1 %. Ils sont spécifiques d’une population donnée, et ont tendance à être concentrés au sein de groupes qui correspondent approximativement aux groupes raciaux traditionnels. C’est donc par obligation et confort que la notion de race est aujourd’hui massivement utilisée dans la recherche biomédicale mondiale.
Un usage controversé dans la recherche biomédicale
Cette utilisation de la notion de race dans la recherche biomédicale est très controversée. D’un point de vue purement génétique, la stratification par race est utilisée dans l’hypothèse que les races peuvent servir de proxy pour les similarités génétiques, mais les scientifiques sont en désaccord sur le degré avec lequel la race est corrélée à la variation génétique [4].
D’un point de vue social, l’une des critiques majeures de cette pratique est le flou concernant la définition du terme « race », pourtant au centre de toutes les études. Aux États-Unis, les chercheurs utilisent les catégories raciales issues des possibilités dans les tables de recensements, qui sont des catégories sociales et non génétiques. Une telle définition de la race peut donc varier en fonction du contexte social, de la localisation géographique et de la période historique. L’affectation d’une race à un individu se fait ensuite soit au jugé à l’œil nu, soit par auto-proclamation. Mais d’une part la race auto-proclamée varie en fonction de l’expérience personnelle. Il n’est ainsi pas rare pour le même individu de reporter des races différentes dans des contextes différents et à des moments différents de sa vie. Et d’autre part, les volontaires ne savent pas ce qui est sous-entendu par le terme race : s’agit-il d’un moyen de mesure de la diversité sociale des participants ou d’un proxy pour caractériser la diversité génétique ? Ce manque de clarté dans la définition du terme « race » empêche la fiabilité des résultats et/ou leur réutilisation d’une étude à l’autre ce qui ralentit le progrès scientifique [4].
De plus, l’utilisation des races pour catégoriser les individus dans la recherche biomédicale peut conduire à une exagération de l’importance des différences génétiques entre populations et à la réification de la race comme un système de classification humaine naturel et génétiquement déterminé [4]. La stratification par la race gonfle en outre le rôle de la génétique dans les inégalités de santé, détournant l’attention des chercheurs des facteurs socio-économiques et politiques qui influent sur la santé. Cela peut conduire à terme à donner un fondement génétique aux inégalités sociales.
L’usage de la notion de race dans la recherche biomédicale peut aussi conduire à la racialisation des maladies, dans laquelle la maladie devient irrévocablement liée à un groupe racial [4]. Cela concourt d’une part à la discrimination et à la stigmatisation des membres du groupe considéré, et d’autre part à un accès réduit à l’information, à la surveillance et aux traitements pour les autres groupes alors qu’ils pourraient aussi en bénéficier.
La publication des résultats pose alors un problème. Sorti de son contexte, l’utilisation du terme « race » choque le public [4]. En réponse aux inquiétudes, les chercheurs ont suggéré une nouvelle terminologie, l’ethnie, qui possède un bagage social et historique moins fort. Mais bien souvent, ce terme finit par être compris par l’opinion publique comme l’ancien, ce qui soulève les même inquiétudes sociales.
Toutefois, de nombreux porte-paroles de minorités soutiennent l’utilisation de la notion de race dans la recherche biomédicale. Cela est particulièrement vrai des Afro-Américains tels Alondra Nelson, pour qui les catégories de races et d’ethnies n’apparaissent plus comme des catégories négatives, mais des outils stratégiques positifs qui permettent de dénoncer et réparer les inégalités de santé dans une population historiquement défavorisée. Il s’agit pour eux d’un « racialisme antiraciste » [5]. Alondra Nelson rappelle que les programmes de santé dédiés à la communauté Afro-Américaine permettent une émancipation collective, comme cela a été le cas lorsque les Black Panthers ont créé leurs propres programmes en réponses au inégalités de santé pendant la ségrégation, notamment pour traiter la drépanocytose qui touche plus les personnes de couleur noire que les personnes de couleur blanche. La création de cliniques de soin au sein desquelles le discours politique des Black Panthers était aussi véhiculé a été le moyen de fédérer la communauté noire tout en la liant à la communauté blanche constituée par les médecins travaillant sur place.
Le BiDil, premier médicament racialisé
Cette controverse sur l’utilisation de la notion de race dans la recherche biomédicale se déploie alors qu’un médicament racialisé à déjà été commercialisé au début des années 2000. En 1980, le chercheur américain Jay Cohn parvient à montrer que la combinaison de deux vasodilatateurs génériques, l’hydralazine et l’isosorbide dinitrate (H/I), permet de mieux traiter l’insuffisance cardiaque en complément des médicaments de l’époque [6]. En 1987, il brevette ce qui devient le BiDil, puis s’associe à MedCo, une compagnie pharmaceutique chargée de faire approuver le nouveau médicament par la FDA. Mais en 1997, la FDA rejette le BiDil car les essais cliniques n’ont pas produits le type d’informations statistiques requis par l’agence fédérale. L’espoir représenté par le BiDil semble alors noyé. Mais Jay Cohn s’associe alors au cardiologue Peter Carson, et en 1999, les deux hommes publient les résultats d’une étude montrant une différence significative de réponse au H/I en fonction de la race. Ils rejoignent alors une autre compagnie pharmaceutique, NitroMed, qui tente de nouveau de faire approuver le médicament par la FDA. Le 23 juin 2005, la FDA approuve le BiDil en tant que médicament racial spécialement dédié aux Afro-Américains.
Cet accord par la FDA et la commercialisation du BiDil qui s’ensuit déclenchent une vive controverse. Les détracteurs du BiDil tels le journaliste Jonathan Kahn rappellent que Jay Cohn avait originellement mentionné à la FDA qu’il avait classé ses données par race mais qu’il ne pensait pas pertinent de les présenter en comité de cette façon pour obtenir l’accord de l’agence fédérale [6]. La race n’est apparemment devenu pertinente que lorsqu’elle a permis de raviver la perspective marchande du BiDil. Les arguments scientifiques avancés par les deux chercheurs sont aussi critiquables [6]. D’une part, les premiers essais cliniques suggérant de meilleurs résultats pour les noirs que les pour les blancs n’ont intégré que 180 Afro-Américains, ce qui est insuffisant pour faire une conclusion générale. D’autre part, la deuxième étude n’a pas comparé les individus blancs avec les Afro-Américains. Elle n’a enrollé que des Afro-Américains, et n’a fait que prouver que des sujets Afro-Américains à qui l’on avait donné du BiDil en plus de leurs médicaments classiques se portaient mieux que des sujets Afro-Américains à qui l’on avait donné un placebo en plus des médicaments classiques. Une étude de sujets blancs ou de sujets sans aucune particularité raciale aurait donné les mêmes résultats.
Selon Jonathan Kahn, de nombreuses caractéristiques du médicament ont aussi été occultées [6]. En particulier, le BiDil a été présenté comme une nouvelle thérapie, alors que d’une part son efficacité avait été établie 20 ans avant les derniers essais cliniques, et d’autre part le médicament n’était bénéfique qu’en complément des médicaments habituels. Ces éléments soulignent sa dimension marchande préoccupante. Cela est d’autant plus frappant qu’une étude réalisé en parallèle des essais cliniques de 1980 avait montré que l’énalapril, une autre molécule, performait mieux que l’H/I en complément des traitements classiques. Toutefois, aucune recherche n’avait été menée pour combiner les deux solutions, vraisemblablement car la carte de la race ne promettait pas de brevettage et donc de retombée marchande. A contrario, le BiDil promettait déjà de rapporter 3 milliards de dollars une semaine après l’accord de la FDA, et NitroMed avait déjà soulevé plus de 100 millions de dollars avant l’accord. Enfin, le brevet de NitroMed empêche quiconque de commercialiser le composant générique du BiDil en tant que moyen de traitement des insuffisances cardiaques chez les Afro-Américains jusqu’à 2020.
La FDA répond quant à elle qu’utiliser la race dans les essais cliniques est un moyen de justice sociale. De plus, les données scientifiques montraient un effet bénéfique significatif du BiDil sur la population Afro-Américaine, et il aurait été dommage d’interdire la commercialisation d’un médicament bénéfique à toute une communauté, même si les raisons de ces effets étaient mal connus [7].
Tous les acteurs d’accordent sur le fait que combiné aux thérapies classiques, le BiDil permet d’améliorer le confort des victimes de l’insuffisance cardiaque. Mais pour de nombreux journalistes comme Pamela Sankar and Jonathan Kahn, la valeur des résultats des tests cliniques a été grandement diminuée par des considérations commerciales qui ont dicté la présentation des données pour suggérer que la race était une variable biologique pertinente. L’ironie est que NitroMed elle-même admet que le médicament peut fonctionner sur des individus qui ne sont pas Afro-Américains, et de nombreux organisateurs des tests cliniques ont exprimé leur souhait que le médicament soit utilisé par tout personne pouvant en bénéficier [6].
Mais pour Jonathan Kahn, la commercialisation du BiDil a fragilisé l’accès abordable à des thérapies importantes qui permet d’éliminer les inégalités de santé [6]. Le BiDil a réifié la race et se trouve à l’intersection du commerce et de la gestion des inégalités de santé. Il a créé l’impression que rien ne permet de mieux faire face aux inégalités de santé que le développement de médicaments par l’industrie pharmaceutique, ce qui soulève un véritable interrogation sur la valeur des politiques sociales.
La controverse sur la médecine racialisée
Si l’utilisation de la race dans la recherche biomédicale a des conséquences directes sur les choix de l’industrie pharmaceutique, comme l’indique la sociologue Dorothy Roberts, la race est aussi ancrée aux Etats-Unis dans toutes les pratiques médicales, depuis les mesures et les diagnostiques jusqu’aux traitements [8]. L’usage de la race dans la recherche biomédicale induit en effet des stéréotypes raciaux dans les pratiques cliniques. La race perçue ou auto-proclamée sert alors souvent de proxy pour le génotype et influe sur les prescriptions. Par exemple, dans le cas des GFR, des indicateurs du fonctionnement des reins, les mêmes niveaux de créatine produisent des estimations de GFR différentes selon que le patient est Afro-Américain ou non. Cela est basé sur l’hypothèse que les Afro-Américains ont une masse musculaire plus importante que les individus des autres couleurs. Mais pour Dorothy Roberts, on peut facilement imaginer un patient noir ayant moins de masse musculaire qu’une femme blanche body-buildée, toutefois cela ne changera pas le calcul du GFR qui dépend de la variable race.
Au total, la race est un proxy confortable pour des traits que les médecins ne prennent pas le temps de mesurer, mais elle leur fait oublier l’importance des symptômes, des maladies de famille, des maladies du patient lui-même, et peut conduire à sérieuses erreurs médicales.
Pus généralement, l’usage de la race dans la médecine soulève la question de la vulnérabilité des patients de couleurs face aux stéréotypes. Selon Dorothy Roberts, les patients de couleur noire et les Latinos ont deux fois moins de chance de recevoir des anti-douleurs que les patients de couleur blanche pour les même fractures osseuses à cause du stéréotype selon lequel ils ressentent moins la douleur ou bien l’exagèrent, et sont prédisposés à l’addiction aux drogues [8]. Certains outils de mesures sont aussi racialisés car marqués par l’héritage raciste des époques coloniales et esclavagistes. Ainsi, les spiromètres modernes qui permettent de mesurer la capacité respiratoire d’un individu ont un bouton labélisé « race » qui permet à la machine d’ajuster les mesures en fonction de la race du patient. Cet outil est directement hérité de l’ère esclavagiste, pendant laquelle C. Samuel Cartwright, un esclavagiste, a postulé que les noirs ont une capacité respiratoire plus faible que les blancs, et a construit un spiromètre pour le prouver. Les spiromètres modernes, commercialisés à l’échelle mondiale, incluent un indice correcteur qui permet à partir de la mesure de la capacité respiratoire d’un individu de race donnée de la convertir en la capacité respiratoire normale d’un homme blanc pour comparaison [9]. Pour Dorothy Roberts, la médecine racialisée, loin de réduire les inégalités de santé, réifie la notion de race et apporte une vision toxique de l’humanité.
En France, la controverse sur la médecine racialisée est moins médiatisée qu’aux Etats-Unis. Comme l’a rappelé Claude-Oivier Doron, docteur en histoire des sciences, la notion de race n’a pas pour autant disparu des textes médicaux français, notamment par le biais de formulations telles « Mr. X, sujet de race noire ». De plus, la mondialisation conduit les chercheurs et médecins français à lire les compte-rendus d’études américaines qui incluent explicitement la distinction entre les races lors de l’interprétation des résultats. Ils peuvent donc être influencés dans la pratique de leur métier par les conclusions tirées par race. Toutefois, aucune étude effective sur la notion de race dans les pratiques médicales françaises n’existe, un sujet que le docteur juge « préoccupant », car la situation permet aux préjugés et aux inégalités de traitement de se déployer sans contrôle.
L’appel aux études pluridisciplinaires
Face à cet usage massif de la notion de race dans la recherche biomédicale et en médecine, de nombreux chercheurs encouragent les anthropologues à comprendre la différence de signification portée par le terme « race » entre leur propre domaine, où elle est vue comme une construction sociale, et la recherche biomédicale, où elle est un proxy confortable et nécessaire [3]. Sans cet effort, l’anthropologie ne pourra pas répondre aux attaques affirmant l’existence des races biologiques qui menacent de surgir compte tenu de l’usage massif de la race en médecine. Un dialogue pluridisciplinaire est nécessaire qui permettra une réconciliation du sens donné au mot « race », et permettra d’étudier la façon dont la construction sociale influe sur la biologie, comme la façon dont l’environnement influe sur la prédisposition génétique aux maladies.
Bibliographie
[1] Voir l’article « Les races humaines : une réalité génétique ? ».
[2] Doron, Claude-Olivier, et Lallemand-Stempak, Jean-Paul. « Un nouveau paradigme de la race ? ».La Vie des idées. Consulté le 7 avril 2019. <https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20140331_doron-lallemand-2.pdf>.
[3] Torres, Jada Benn.« Race, Rare Genetic Variants, and the Science of Human Difference in the Post-Genomic Age ». Transforming Anthropology, n°27 (2019): 37‑49. <https://doi.org/10.1111/traa.12144>.
[4] Caulfield, T., Fullerton, S. M., Ali-Khan, S. E., Arbour, L., Burchard, E. G., Cooper, R. S. Daar, A. S. « Race and ancestry in biomedical research: exploring the challenges », Genome Medicine, 1(1), 8, 2009. Consulté le 5 avril 2019. <https://doi.org/10.1186/gm8>.
[5] Peretz, Pauline. « Race et santé dans l’Amérique contemporaine : entretien avec Alondra Nelson ». La vie des idées. Publié le 21 février 2012. Consulté le 4 avis 2019. <https://laviedesidees.fr/Race-et-sante-dans-l-Amerique.html>.
[6] Sankar, Pamela et Khan. « BiDil : race medicine or race marketing ? », 2005. <https://www.healthaffairs.org/doi/pdf/10.1377/hlthaff.w5.455>.
[7] U.S. Food and Drug Administration, “FDA Approves BiDil Heart Failure Drug for Black Patients,” Press Release, 23 June 2005, <www.fda.gov/bbs/topics/NEWS/2005/NEW01190.html>.
[8] Roberts, Dorothy. Fatal Invention, How Science, Politics, and Big Business Re-create Race in the Twenty-first Century. New York, The New Press, 2012.
[9] Braun, L.« Race, ethnicity and lung function : A brief history » Canadian Journal of Respiratory Therapy: CJRT = Revue Canadienne de la Thérapie Respiratoire : RCTR, 51(4), 99‑101, 2015.
Sources des images
[a] Rudez Studio. Biology, dna, education, learn, school, study icon. Free for commercial use (Include link to authors website). Disponible sur
https://www.iconfinder.com/icons/2125353/biology_dna_education_learn_school_study_icon. [Consulté le 17/06/2019] Modifié.
[b] jarmoluk (2017) Laboratoire analyse chimie. Libre pour usage commercial, Pas d’attribution requise. Disponible sur https://pixabay.com/fr/photos/laboratoire-analyse-chimie-2815641/ [Consulté le 18/06/2019]
[c] stevepb (2014) Pilules médicaments. Libre pour usage commercial, Pas d’attribution requise. Disponible sur https://pixabay.com/fr/photos/pilules-médicaments-comprimés-384846/ [Consulté le 18/06/2019]