L’Anthropocène marque-t-il la fin de la Nature ? Qu’il soit une nouvelle période géologique ou pas, il s’agit finalement de la preuve que les activités humaines sont intimement liées à la Terre et à son histoire. Nous ne sommes donc plus extérieurs à la Nature, “L’Homme n’est plus un empire dans un empire” comme l’écrivait Spinoza dans son Éthique. Tous les tournants techniques ont conduit à une redéfinition métaphysique de l’homme, dans son rapport à la culture, à la nature et à la technologie. Le changement climatique nous a appris qu’il n’est plus possible de se positionner en spectateur de la nature et que la distinction nature/culture ne tient plus.
Pour les partisans de cette éventuelle voie du futur de l’humanité, l’Homme n’est plus supérieur à la Nature, capable de la réparer, comme le voudraient les technophiles de la branche “Dominer et soigner”, mais il n’est pas pour autant inférieur et soumis devant une force à qui il doit un respect déférent, ce qui correspond au cosmogramme d’un certain nombre des acteurs de la branche “Préserver et vénérer”. L’Homme est maintenant à considérer comme l’égal de la Nature, il vit en symbiose avec la Terre et leur destin est désormais lié.
Défenseurs
Bruno Latour : Sociologue, anthropologue et philosophe des sciences à réputation internationale. Auteur de Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique. Il reprend et affine l’”hypothèse Gaïa” faite par James Lovelock. Il est iconoclaste car il propose de renoncer au concept de Nature (au sens de l’opposition classique à la culture), car pour lui la frontière entre les deux a disparue. Latour, au travers de ses multiples casquettes prend acte du débat sociétal au sujet de l’Anthropocène et nous offre ses réactions. En faveur d’une intégration de la Nature en société et d’une fusion, d’une symbiose, il demeure plutôt optimiste sur la capacité humaine à suivre des préconisations raisonnables.
Yves Cochet : Docteur en mathématiques, ancien enseignant-chercheur, ancien ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement dans le gouvernement de Lionel Jospin, militant écologiste depuis quarante ans, il a été député écologiste européen jusqu’en juin 2014, et parlementaire à l’Assemblée nationale de 1997 à 2011. Yves Cochet a été, avec Agnès Sinaï un des créateurs de l’Institut Momentum en 2011, institut étudiant l’Anthropocène et ses issues et suggérant des préconisations pour un futur durable. Yves Cochet a accepté de rencontrer notre groupe de travail le 19/05/2017 lors d’un entretien particulier pour partager son point de vue sur la problématique de l’Anthropocène, et nous le retranscrivons ici le plus fidèlement possible.
Bruno Latour, dans son livre Face à Gaïa présente une vision originale de l’Homme et de ses interactions avec une Nature repensée à l’ère de l’Anthropocène. Pour lui, l’Anthropocène est bel et bien une nouvelle époque géologique. Il ne voit pas d’obstacle dans le fait qu’elle dure moins longtemps que d’autres périodes car nous sommes témoins d’une accélération du rythme géologique. Il émet la thèse que le choix d’une date de départ à l’Anthropocène est en réalité un choix très politique puisque plus l’on a une sensibilité “de gauche” plus l’on a “tendance à dire que l’Anthropocène a débuté très récemment, afin d’en tirer un argument critique contre le capitalisme industriel mondialisé” (Entretien avec Philosophie Magazine, Legros, 2015). De son point de vue, la date du début de l’Anthropocène doit correspondre à la présence depuis cette date d’un marqueur caractéristique visible qui illustre sans ambivalence le changement d’ère. Dans l’entretien qu’il accorde à Philosophie Magazine en 2015 (Legros, 2015), il refuse donc le golden spike que pourrait-être le charbon depuis la Révolution industrielle à la fin du XVIIIième car ce marqueur n’est pas universel et n’a quasiment pas laissé de traces en Asie ou en Afrique. Seul les essais nucléaires et la bombe atomique lui semblent être des critères qui ont marqué uniformément tous les continents. Le sociologue faisait donc remonter le début de l’Anthropocène à 1945. Toutefois, le débat sur l’Anthropocène est particulièrement d’actualité puisque dans Face à Gaïa, publié en 2016, Latour semble avoir changé d’avis. Il évoque la date de 1610 comme possible début de l’Anthropocène, de part sa symbolique particulière : elle marquerait le début du processus de désanimation : par ses découvertes, Galilée déclare la matière inerte, l’univers infini et l’autonomie du mouvement. C’est le triomphe de la rationalité et le début de la désinhibition des Modernes face aux questions écologiques.
Par sa formation scientifique, très cartésienne, Yves Cochet se revendique rationaliste et avoue une certaine méfiance quant aux cosmogonies pseudo-scientifiques. Pourtant, l’homme politique déplore la place qu’a laissé notre société et sa tradition scientiste et capitaliste à la Nature, en mettant en avant l’exceptionnalisme humain et en la reléguant à la simple fonction de réserve. A l’heure de l’Anthropocène, il adopte une position proche de celle de Bruno Latour et le rejoint dans certaines préconisations politiques visant à prendre la nature au sérieux (Cochet, 2017).
Repenser la nature
Pour Latour, la Nature a longtemps été un mode de description et de pacification des rapports au monde. Ce concept était fixe, stable, bien défini. Un repère distinct sur lequel peuvent se baser ou au contraire s’opposer la société et la culture. La Nature regroupait donc tout ce qui est inerte ainsi que les végétaux et les animaux, c’est à dire tout ce qui vit au second plan de notre anthropocentrisme. La Nature était donc l’objet sur lequel le sujet, l’Homme et plus généralement les sociétés humaines agissent, elles qui sont l’incarnation de l’action, du mouvement et de la transformation.
Cette vision « classique » des rapports Homme-Nature est obsolète à l’heure de l’Anthropocène pour le philosophe. Pour sortir de cette division binaire, il introduit la notion de « puissances d’agir ». En effet, il ne s’agit plus de conférer toute la capacité d’action à l’Homme au détriment du naturel passif. Nous assistons dans le monde à l’heure actuelle à un partage des puissances d’agir, elles doivent être reconsidérées pour prendre acte de notre impact sur l’environnement car en réalité elles sont beaucoup plus réparties qu’on ne pouvait le croire. L’Homme a ainsi montré avec l’Anthropocène qu’il possédait une puissance d’agir géologique sous-estimée jusqu’alors, et à contrario, la Nature a montré par un certain nombres de catastrophes naturelles qu’elle pouvait se révéler puissance culturelle en cela, par exemple, qu’elle peut rayer une ville de la carte. C’est les disciplines scientifiques qui, en étudiant les rapports entre les différents composants de la Nature (océans, forêts, volcans …) étudient le mieux et mettent en exergue les différentes puissances d’agir qui prolifèrent donc.
“Gaïa est la conséquence emmêlée de toutes les puissances d’agir”
Latour (Face à Gaïa, 2016)
Pour Latour, le grand précurseur de cette vision, le premier à s’être rendu compte que la Terre possédait une historicité (i.e. se définissait par une histoire faite d’une succession d’évènements) et donc gagnait une capacité d’action est James Lovelock, grâce à sa fameuse “hypothèse Gaïa” (la Terre n’est pas inerte, ce n’est pas un entourage passif pour les êtres qui tentent d’y survivre, au contraire l’environnement est intégralement façonné par le vivant). Alors que jusqu’à présent nous ne possédions qu’une Histoire de l’humanité, prendre acte de l’existence de Gaïa revient donc à considérer la Terre comme un résultat historique imprévu ce qui représente un grand élargissement de notre horizon. Pour Latour, Lovelock remet en question la distinction entre extérieur et intérieur et l’intuition de la division de la Nature en “puissances d’agir” est comparable à la découverte des microbes au XIXième siècle. (Legros, 2015)
Introduction de Gaïa
L’auteur se distingue tout de même de James Lovelock car la Terre n’est pas considérée dans son cosmogramme comme un super-organisme ou un système, encore moins comme un organisme. Pour Latour, Gaïa est un ensemble de connexions sans totalités, un ensemble d’entités qui rétroagissent les unes sur les autres selon leurs intérêts.
“Gaïa capture l’intentionnalité distribuée de tous les agents dont chacun modifie son entourage à sa convenance” (Face à Gaïa, p.132).
Maintenant que les concepts ont été redéfinis et que les hommes sont intimement liés à la Nature, à Gaïa, dans un tandem où l’un ne sera pas sauvé sans l’autre, les partisans d’une symbiose, et en particulier Bruno Latour, proposent un certain nombre d’idées, de préconisations pour adapter notre comportement et notre société à la prise de conscience qu’entraîne l’Anthropocène.
Renoncer au concept de “Nature”
Latour préconise l’introduction d’un concept différent de celui de “Nature”. En effet, d’une part parler de “Nature” est beaucoup trop général pour décrire tous les phénomènes “naturels” qui se sont déroulés depuis la création de la Terre et d’autre part considérer la “Nature” se fait toujours en sous-entendant une opposition par rapport aux phénomènes “culturels”. Il propose donc d’introduire le terme “Nat/Cul” qui permettrait de désigner ce qui relève de la nature, de la culture, ou des deux à la fois.
“Prenez le cas d’une sécheresse exceptionnelle ou de pluies torrentielles dues au changement climatique, donc à l’activité humaine. Est-ce un phénomène naturel ? Non ! Est-ce un phénomène culturel ? Non ! C’est typiquement Nat/Cul”. (Entretien avec Philosophie magazine, Legros, 2015)
Définir un ennemi à combattre
Pour Latour, il n’est possible de faire bouger des choses dans le monde que lorsque nous assumons un combat face à d’autres communautés que nous désignons comme des « ennemis ». Ainsi, à l’heure de l’introspection et des choix quand à notre futur pour une symbiose viable entre l’Homme et Gaïa, il faut, d’après le philosophe, se demander qui nous voulons représenter, pour qui nous battons nous ? Et de la même manière : contre qui nous battons nous ? Qui représente une menace pour un futur viable ?
Il convient donc, pour le philosophe, de politiser l’écologie. Mais quelle en serait la conséquence ? D’après lui, cela permettrait à l’écologie de ne pas être qu’une pédagogie qui est dans son droit, car en politique on lutte pour des valeurs, et on peut prendre le risque de perdre. Il se déclare prêt à se battre pour faire valoir sa vision du monde, qui n’est peut-être pas la meilleure ou objectivement celle que tout le monde doit aimer : “je me bats pour un monde avec des baleines, des forêts, des Icebergs et Venise. Et je suis prêt à argumenter, à me battre pour vous convaincre que le monde que je souhaite est meilleur que le votre” (Entretien à Philosophie Magazine, Legros 2015).
Mais alors, qui sont les ennemis que le philosophe désigne ? Deux sont évidents : les climato-sceptiques et les géo-ingénieurs. En effet, Latour déclare, dans un entretien accordé à Philosophie Magazine (Legros, 2015) : “il y a un type de folie qui consiste à s’enfermer dans le négationnisme, comme chez les climato-sceptiques”. Quant aux géo-ingénieurs, Latour leur reproche de fournir aux industriels et aux politiques des raisons de continuer leur business as usual, convaincus que la technologie trouvera une solution sans qu’il y a nécessité à se poser des questions et à remettre en question leurs pratiques.
Créer un “Parlement des choses”
Nous avons pu constater que Bruno Latour contestait philosophiquement l’opposition entre nature et culture. Il considère donc qu’il n’est pas normal que la représentation politique ne concerne que les humains ou la culture. Il demande à ce qu’une assemblée supplémentaire soit créée, pour représenter les non-humains. Dans ce “Parlement des choses”, on trouverait des représentants des entités, des puissances d’agir naturelles, par exemple un représentant des océans, un des forêts, un du littoral … Pour que le débat ait lieu, il faut également que les lobbys, des OGM, des engrais, du nucléaire soient aussi représentés. Latour espère ainsi parvenir à un arbitrage démocratique, et à des solutions pacifiques. Les représentants de ces puissances d’agir seraient les scientifiques du climat, des océans, de la biodiversité. En effet, ces scientifiques , qu’ils le veuillent ou non, font maintenant de la politique puisqu’ils « représentent les voix des opprimés et des inconnus » (Legros, 2015). Dans Face à Gaïa, il élargit même cette idée à une Institution supra-nationale comme l’ONU. Pour lui, les dommages écologiques traversent les frontières et l’échelon national n’est pas pertinent pour lutter contre des dommages écologiques. Il imagine alors des scénarii de lutte politique qui pourraient avoir lieu :
“Par exemple, les actions d’un pays qui acidifient les océans au point de les transformer en déserts sont bien la preuve qu’il pèse sur ce quasi-domaine, ce qui entraîne aussitôt la réplique de la délégation “océan”. (Face à Gaïa)
En définitive, le souhait de Latour est de rendre Gaïa visible et de faire la guerre aux ennemis des préconisations écologiques et durables, seul moyen d’aboutir à une paix sociale dans le nouvel état de Nature et de guerre civile qu’il introduit, quatre siècles après Hobbes.
Repenser l’Apocalypse au présent
Latour développe dans Face à Gaïa une thèse dite de la “désinhibition”. Pour lui, l’indifférence publique au changement climatique vient d’un certain choix de notre sensibilité due à une sensation d’avoir déjà atteint la fin des temps et donc d’accepter de vivre dans l’Apocalypse.
L’indifférence qui découle de cette pensée commune entraîne une certaine négligence et entrave la prise de bonnes résolutions qui devrait avoir lieu pour le bien de l’humanité. Le philosophe plaide donc pour que soit repensée l’Apocalypse au présent. Les hommes doivent avoir en vue la menace d’une Apocalypse qu’ils n’ont pas encore atteint et qu’ils peuvent éviter s’ils font les bons choix.
Confiance et désespoir quant à la probabilité de réalisation d’un tel futur :
Finalement, ce qui distingue nettement Yves Cochet et Bruno Latour dans leurs conceptions du futur que l’Homme devrait emprunter s’il était raisonnable est leur foi en la capacité de ce dernier à effectivement changer son comportement et à mettre en application certaines de leurs préconisations.
Latour est plutôt optimiste quant à l’avenir. Il a foi dans l’accélération de l’Histoire dans laquelle il voit des opportunité de progrès grâce à l’élan scientifique et aux nouveaux moyens d’agir qui apparaissent. A l’opposé, Yves Cochet se montre beaucoup plus pessimiste. Durant l’entretien qu’il nous a accordé, Cochet soutient que même avec la meilleure volonté du monde et un gouvernement entièrement et résolument écologique, les préconisations qu’il faudrait objectivement prendre pour assurer la durabilité du futur ne seront pas prises. Pour lui, le problème n’est pas la publicité, ou la communication de la cause écologique, mais c’est une question, déjà suggérée par le philosophe Günter Anders (Cochet, 2017), de capacité de l’appareil cognitif, c’est la structure du réseau neuronal de notre cerveau qui ne permet pas de penser l’Anthropocène et l’effondrement. Depuis que le genre homo est apparu, évolutionniste, nous avons été habitué à réagir aux prégnances répulsives (voir un prédateur). Phénomènes supra liminaires. Tout le gouvernement serait écolo, il ne pourrait pas le faire. Car on ne peut penser 2/24 de manière continue, à l’effondrement, c’est impossible du point de vue de l’évolution de l’humanité.
Que fera la différence ? C’est quand on sera confronté au réel, Jacques Lacan. Réel ? Quand on en prend plein la figure, qui imposeront le changement. Les discours n’y changeront rien, l’état de le planète est pire qu’il y a 40 ans alors que certains tenaient le même discours à l’époque. Les gens changent quand ils en prennent plein la gueule (pas du baratin), physiquement. Expérience des guerres, expérience cubaine : URSS s’effondre, plus de pétrole. Avant, très productivistes, pétrole, engrais. Sans aide de l’URSS, sont devenus agro-bio. La nécessité les a fait changer.
La nécessité fait l’Histoire, et non la volonté humaine. La nécessité géo-biologique fait l’Histoire, le pétrole, l’électricité, la géologie font l’histoire, et non les individualités marginales. Le capitalisme va disparaitre, et ce qui va le tuer c’est la géologie.
Christophe Bonneuil, dans un article publié en 2014 (Bonneuil, 4 Lectures de l’Anthropocène, 2014), fait de cette vision du futur un “grand récit, post-environnementaliste, [qui] célèbre l’Anthropocène comme l’annonce de la mort de la nature comme externalité”. Reconnaissant la pertinence de certaines idées proposées, notamment par Bruno Latour, Bonneuil n’en critique pas moins certaines tendances. Pour lui, les partisans de cette tendance sont encore proches des technophiles de la première branche et “prônent non pas une humilité à l’âge de l’Anthropocène, mais un nouveau pilotage planétaire”. Ce post-environnementalisme s‘éloigne certes du naturalisme et “conçoit la nature, mais aussi l’espèce humaine comme un construit socio-technico-économique, ouvrant la porte au transhumanisme” (Bonneuil, 2014). L’historien des sciences accuse également cette voie du futur d’accepter le capitalisme financier contemporain et de relever “plus du projet néolibéral de faire de la Terre tout entier un sous-système du système financier que d’un projet d’émancipation des peuples de Gaïa et de transition juste et démocratique”. Ainsi Bonneuil est-il plutôt en faveur des lectures décroissante et éco-marxiste de l’Anthropocène, proposées dans la branche “Préserver et Vénérer”.
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