Qu’est-ce que la norme du Bien, quel est le juste chemin à suivre ? Pour un certain nombre d’acteurs gravitant autour du débat sociétal au sujet de l’Anthropocène, la réponse à ces deux interrogations est la Nature. Pour eux, nous sommes allés trop loin dans son exploitation pour satisfaire nos besoins en nourriture et confort et nous l’endommageons irrémédiablement. La Nature est la norme du Bien, c’est une injonction morale, un impératif. La Nature a toujours raison, elle sait mieux que nous ce qu’il convient de faire. Contrairement à la tradition technophile et naturaliste qui a longtemps fait de la Nature un grand stock de ressources, dans cette voie du futur l’Homme n’est pas considéré comme supérieur à la Nature, mais au contraire, il devrait lui obéir et la vénérer. Il convient donc de changer de vie pour freiner le progrès technique et se tourner vers une écologie de préservation, qui respecte avec déférence notre “maison”. Cette vision est partagée par les partisans de l’Earth System And Science, par les “décroissants” (dont certains utilisent le vecteur du catastrophisme pour sensibiliser leur public), mais elle est également partagée par le Pape.
Défenseurs
Will Steffen : chimiste américain reconnu pour ses travaux sur le changement climatique et la théorie du « Earth System and Science ». Il a dirigé l’Université Nationale Australienne sur le Changement Climatique jusqu’en 2013 et est membre de la Commission Australienne sur le Climat. Il s’inspire de James Lovelock un scientifique et environnementaliste britannique spécialiste de l’atmosphère et le premier à énoncer “l’hypothèse Gaïa” selon laquelle la Terre est un système intégré qui s’autorégule, qu’il nomme Gaïa.
Le Pape François : chef spirituel de l’Eglise catholique, le Pape François a publié quelques mois avant la conférence de Paris sur les changements climatiques, la première lettre encyclique à traiter spécifiquement des questions liées à la sauvegarde de la Création, à l’écologie et au développement durable. Constatant les effets des activités humaines sur l’environnement (réchauffement climatique…) et critiquant le court-termisme de notre civilisation, il appelle à la restauration d’un respect et d’un comportement durable.
Agnès Sinaï : Journaliste et Professeur à Science Po Paris ; fondatrice et membre du conseil d’administration de l’Institut Momentum, consacré à l’étude de l’anthropocène et ses implications, qu’elle a co-fondé en 2011 avec Yves Cochet. Agnès Sinaï a accepté de rencontrer notre groupe de travail le 19/05/2017 lors d’un entretien particulier pour partager son point de vue sur la problématique de l’Anthropocène, et nous le retranscrivons ici le plus fidèlement possible.
Christophe Bonneuil : Historien des sciences, chargé de recherches au CNRS. Son travail porte sur les transformations des rapports entre science, nature et société de l’âge de Charles Darwin à aujourd’hui. Co-auteur du livre L’événement anthropocène : la Terre, l’histoire et nous. Christophe Bonneuil est également membre de l’Institut Momentum.
Will Steffen s’inspire pour sa vision de la Terre du scientifique et environnementaliste britannique James Lovelock. Ce spécialiste de l’atmosphère fut le premier à énoncer “l’hypothèse Gaïa” selon laquelle la Terre est un système intégré qui s’autorégule d’elle même et via la collaboration active des organismes vivants et des éléments non-vivants et il la nomme Gaïa (Legros, 2015). Les exemples de cette régulation autonome dans laquelle interviennent tous les éléments, vivants ou non, présents à la surface de la Terre sont nombreux : on peut penser, entre autres à la température moyenne ou à la composition chimique de l’atmosphère qui sont favorables à une pérennisation de la vie. Pour Lovelock, Gaïa est donc un organisme, un être vivant, que l’homme détraque avec ses pratiques, comme l’agriculture, l’industrialisation et l’urbanisation. Sonnée, la Terre ne répond plus : “Nous sommes par mégarde entrés en guerre contre Gaïa”, déclare-t-il (La Revanche de Gaïa). L’environnementaliste va jusqu’à dire que la Terre va répliquer, se venger, et que si nos pratiques ne changent pas, nous nous dirigeons vers un “état véritablement infernal”. Il prône donc une réduction des émissions de dioxyde de carbone, est partisan du nucléaire, et préconise d’endiguer la population mondiale. Lovelock n’est pas technophile, pourtant il souhaite “donner la priorité” à la Nature et considère donc que les sciences et techniques doivent nous permettre de la servir et d’humblement la préserver. La seule manière de négocier avec Gaïa pour faire la paix est un effacement responsable qui rendrait au monde sa “bonne” trajectoire, la trajectoire naturelle. (Legros, 2015)
Pour Agnès Sinaï :
La lecture de l’Anthropocène d’Agnès Sinaï est catastrophiste et insiste sur la finitude des ressources planétaires vis à vis de l’insatiable démesure de l’Homme. Cette lecture se veut réaliste, lucide et basée sur divers travaux scientifiques mettant en exergue l’absence d’échappatoires pour un futur viable en dehors d’une politique économique de décroissance. Pour Christophe Bonneuil, au sujet de cette vision : “si l’on prend au sérieux l’Anthropocène dans cette perspective, on ne peut plus penser la démocratie sans ses métabolismes énergétiques et matériels et l’on ne peut plus, dans un mode fini, différer la question du partage des richesses par le rêve d’un gâteau économique grossissant sans fin” (Bonneuil, 2014). Cette vision s’oppose à la vision du futur “dominer et soigner”. La journaliste explique lors de l’entretien que pour elle la “croissance verte” est un oxymore, une illusion collective et que seul un changement social tel que celui que la décroissance se propose de mettre en place pourra enrayer la marche forcée dont nous sommes témoins. N’ayant pas foi en les méthodes de “réparation” des technophiles et des géo-ingénieurs, Sinaï fait l’apologie des changements tendant à rendre sobre les modes de production et de consommation. Pour cela, doivent se lier initiatives globales et locales et donc doivent interagir ensemble toutes les échelles pour promouvoir une résilience et une décroissance assumées et maîtrisées.
“L’illusion de la maîtrise absolue des processus naturels est une menace concrète du fait de l’accélération des transformations technologiques et de la mise en oeuvre d’outils économiques et financiers internalisant les éléments naturels et les transformant en capital.” (Sinaï, 2012)
Agnès Sinaï constate que les mutations des sociétés sont déjà à l’oeuvre. Pour la journaliste, les nouvelles générations, nées avec les problématiques de climat et d’environnement sont déjà dans un nouveau mode de vie. En effet, elles se sentent menacées et attaquées au quotidien, avec par exemple l’infertilité due aux perturbateurs endocriniens, qui est une manifestation corporelle très concrète des effets de l’Anthropocène. Ainsi, l’inquiétude de ses générations se développe et pour leur propre sécurité et intérêt, elles vont vouloir effectuer un changement politique. Les politiques à mettre en place doivent donc être des politiques d’invention d’une résilience commune qui rassemble toutes les générations et qui passe par différentes préconisations, dont certains exemples sont développés par la suite.
Pour le Pape François :
Alors que l’on pourrait croire que la Religion, attachée à des valeurs traditionalistes pourrait rester sourde aux débats écologiques actuels, Pape François dans la Lettre Encyclique Loué sois-tu relie la question écologique avec la question sociale, de la même manière que la sphère politique ou la sphère scientifique peuvent le faire. Il rompt dans ses écrits avec l’ancienne tradition anthropocentrique de l’Eglise Catholique héritée de la Genèse : “Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre !”.
Le Pape vit avec son temps et fait de la crise écologique un problème majeur dont il faut prendre conscience : dans sa Lettre Encyclique Laudato si’, sur la sauvegarde de la maison commune, il déclare ainsi : “Beaucoup de pauvres vivent dans des endroits particulièrement affectés par des phénomènes liés au réchauffement, et leurs moyens de subsistance dépendent fortement des réserves naturelles et des services de l’écosystème, comme l’agriculture, la pêche et les ressources forestières. Ils n’ont pas d’autres activités financières ni d’autres ressources qui leur permettent de s’adapter aux impacts climatiques, ni de faire face à des situations catastrophiques, et ils ont peu d’accès aux services sociaux et à la protection”.
“Un crime contre la nature est un crime contre nous-mêmes et un péché contre Dieu” (Patriarche Bartholomé, cité par le Pape François dans sa lettre encyclique).
Pour Christophe Bonneuil :
L’historien des sciences a étudié différentes lectures de l’Anthropocène (Bonneuil, 2014). Une des visions qui lui semblent les plus pertinentes est celle de l’éco-marxisme. Il explique tout d’abord qu’il ne s’agit pas de traiter la question écologique dans le vieux cadre marxiste ou de se ramener aux prophéties d’effondrement de la société capitaliste de Lénine. Pour lui, cette perspective “présente l’intérêt d’inscrire la matérialité des flux de matière et d’énergie et des processus écologiques dans une histoire critique du capitalisme” (Bonneuil, 2014). L’Anthropocène met donc en exergue l’incapacité du capitalisme à maintenir les conditions écologiques d’une vie sur Terre. Pour Bonneuil, adhérer à cette voie permet de lutter contre un certain “fétichisme technologique” car pour lui, la société moderne accepte une dégradation de la planète avec la contrepartie du sacro-saint progrès technique, et cela ne doit plus être acceptable aujourd’hui.
En alliant cette lecture éco-marxiste avec la lecture décroissante proposée par Agnès Sinaï, l’Homme dispose d’idées et de préconisations pour imaginer et construire collectivement des stratégies pour rendre durable le futur.
- Will Steffen dans son éditorial « How long have we been in the anthropocene era ? » (Steffen, 2003) ( explique que pour éviter que la situation empire au cours du XXIème siècle, qu’il faudra passer par un contrôle, sous-entendu, régulation de la population humaine. Alors que tous ses contemporains prône un changement dans l’attitude humaine, Will Steffen s’attaque à la racine du problème : l’Homme en soit n’est pas le problème, il semblerait plutôt qu’il s’agisse du grand nombre d’êtres humains qui pèse lourd sur la santé du système Terre. Steffen ne prétend pas introduire d’eugénisme, mais il pense qu’un contrôle intelligent des populations permettra d’atteindre un équilibre viable avec la planète.
“Let us thus hope that the fourth phase of the ‘anthropocene’, which should be developed during this century, will not be further characterized by continued human plundering of Earth’s resources and dumping of excessive amounts of anthropogenic waste products in the environment, but more by vastly improved technology and environmental management, wise use of Earth’s remaining resources, control of human and of domestic animal population, and overall careful treatment and restoration of the environment – in short, responsible stewardship of the Earth System” (Will Steffen, 2003)
- Dans sa lettre encyclique, le Pape François suggère l’orientation que devraient prendre les sociétés. (Pape François, 2015) “Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral, car nous savons que les choses peuvent changer.” Et il ajoute encore : “J’adresse une invitation urgente à un nouveau dialogue sur la façon dont nous construisons l’avenir de la planète. Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous, parce que le défi environnemental que nous vivons, et ses racines humaines, nous concernent et nous touchent tous.”
- Pour Agnès Sinaï, on peut agir concrètement et durablement par des préconisations politiques. Il faut pour cela renoncer à certains travers, s’autolimiter pour se préparer à vivre dans une société qui va ralentir, dans laquelle nous allons de plus en plus nous reposer les uns sur les autres. Il faut agir maintenant pour la journaliste, et mettre en place des politiques efficaces, qui peuvent commencer par des expérimentations. Sinaï, et derrière elle l’Institut Momentum ont rédigé trois ouvrages de préconisations pour cette finalité.
Voici quelques-unes de leurs idées et de leurs suggestions : une biorégion en Ile de France pourrait voir le jour, ce qui impliquerait, par exemple, plus de travail à domicile, la perception d’un revenu de base biorégional, la création de micro-fermes pour se nourrir localement. Pour la journaliste, l’État devrait arrêter de soutenir des démonstrateurs de séquestration de CO2 qui ne sont pas une solution d’avenir mais plutôt investir, même sur les cinq ans d’un mandat présidentiel dans différents endroits dans l’hexagone pour soutenir des démonstrateurs de résilience locale. D’après elle, c’est par des initiatives encadrées par les régions et les autres collectivités locales et associations, mais aussi par l’offre d’expériences alternatives pas seulement individuelles mais à des échelles significatives que l’on peut créer des emplois et agir efficacement pour changer nos comportements. Il convient donc d’en faire une priorité par rapport aux investissements d’avenir de la France.
D’autres actions pourraient être la promotion du ciment propre, l’investissement dans d’autres filières de matériaux comme le chanvre ou encore le rationnement équitable de l’énergie avec des quotas de tonnes équivalent pétrole/capita/an. Concrètement, cette dernière préconisations pourrait voir le jour grâce à l’utilisation obligatoire d’une “carte de crédit carbone” qui permet qu’à chaque fois qu’on prend un moyen de transport ou que l’on émet du CO2 par sa mobilité, la carte est décomptée de la valeur de l’empreinte carbone du moyen de locomotion utilisé.
Bruno Latour, s’il s’inspire de l’Hypothèse Gaïa et s’il admire Lovelock pour son intuition n’en critique pas moins la personnalisation extrême de la Terre, et l’adjonction de sentiments tels que la colère ou de caractéristiques comme de la bienveillance. Aussi, s’il reprend la figure de Gaïa, ce n’est que pour servir son argumentaire et sa vision de l’Anthropocène différente.
Christophe Bonneuil émet tout de même une critique à l’égard des différentes lectures de l’Anthropocène que les occidentaux peuvent proposer. En effet, pour l’historien des sciences, ces lectures sont malgré nous établies avec le prisme de notre naturalisme sociétal, et ne sont donc pas représentatives de tous les points de vus internationaux qui peuvent exister sur le sujet. Il convient donc de s’interroger sur d’autres considérations, avec d’autres populations du monde qui n’ont pas le même rapport avec la nature que nous, qui ne se catégorisent pas dans la même ontologie que les occidentaux (au sens où l’entend P. Descola).
“Aussi importe-t-il de multiplier encore les récits, de permettre l’inscription/traduction des enjeux de l’Anthropocène dans une multiplicité de visions du monde et de permettre leur mise en discussion dans un dialogue interculturel ouvert” (Bonneuil, 2014)
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