Pour comprendre cette question, répétée régulièrement dans la presse, il est d’abord crucial de bien cerner le découpage de l’échelle des temps géologiques actuelle.

Source : Cohen, K.M., Finney, S.C., Gibbard, P.L. & Fan, J.-X. (2013; updated) The ICS International Chronostratigraphic Chart. Episodes 36: 199-204.


L’Anthropocène et l’échelle des temps géologiques

Les ères géologiques sont divisées en périodes, elles-mêmes subdivisées en époques, puis en étages. Les grandes coupures correspondent généralement à des événements majeurs de l’histoire de la Terre ou encore de la vie (apparition d’espèces). Nous nous situons actuellement dans l’ère géologique du Cénozoïque, la période du Quaternaire et notre époque est l’Holocène. Généralement, le débat est plutôt centré sur le fait de passer de l’Holocène à l’Anthropocène dans l’échelle des temps géologiques, donc en réalité de changer d’époque géologique plutôt que d’ère à proprement parler. C’est Paul Crutzen, chimiste et prix Nobel néerlandais qui, en 2009, a popularisé le terme d’Anthropocène, lançant alors le débat sur l’intégration de cette époque dans l’échelle des temps géologiques : il parle alors “d’ère de l’homme” (Crutzen, 2002). Suite à cet événement, la sous-commission de la stratigraphie du quaternaire mandate un groupe de 38 membres aux disciplines différentes, appelé alors Groupe de Travail sur l’Anthropocène (AWG : Anthropocene Working Group), pour examiner la pertinence de ce concept et tenter de dater cette potentielle nouvelle époque. Son but est alors de débattre puis de voter sur l’entrée de l’Anthropocène dans l’échelle des temps géologiques (Carrington, 2016).

À l’issue du débat de l’AWG à Cape Town en Afrique du Sud qui a eu lieu fin Août 2016, le groupe de travail s’accorde à dire que nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique. Cette annonce, le géologue Patrick De Wever la critique vivement, expliquant qu’elle n’est pas fondée, bien qu’il ne nie absolument pas l’influence de l’homme sur le climat. Il critique également la faible proportion de géologues au sein du groupe (cf. diagramme ci-dessous) (De Wever, 2017)Catherine Jeandel, océanographe au sein du groupe de travail sur l’Anthropocène, explique au contraire que cette pluridisciplinarité est importante à partir du moment où l’on ne parle plus d’une météorite ou d’une grande glaciation, mais bien d’un forçage humain (Jeandel, 2017).

Source : recueil personnel de données


Le clou d’or, preuve stratigraphique

Pour intégrer une nouvelle époque dans l’échelle des temps géologiques, il faut présenter un clou d’or, ou point stratotypique mondial (événement caractérisant la transition entre deux temps géologiques), soutenu par une coupe géologique. M. De Wever estime qu’un tel clou d’or ne pourra pas être proposé. Il explique en effet que la vie a toujours influencé la planète depuis qu’elle existe : “Quand les bactéries ont commencé à rejeter de l’oxygène dans l’eau, le fer ferreux soluble est devenu insoluble, a précipité, il y a donc commencé à avoir des dépôts de fer et l’eau est devenue plus transparente aux rayons du soleil, donc la vie photosynthétique a pu augmenter, ça a dû être un bouleversement ! Sans compter que le rejet d’oxygène, poison à l’époque, a dû tuer plein d’organismes !” (De Wever, 2017). Il ajoute qu’il sera d’autant plus difficile de déterminer un clou d’or que les événements ne sont pas synchrones : par exemple, les débuts de l’agriculture étaient très inégaux à travers le globe, on ne peut donc pas parler d’un phénomène global ou synchrone. Les modifications sont progressives, voire décalées dans le temps : “la diminution de vertébrés est observée depuis 1500, celle des poissons depuis un siècle, le blanchiment des coraux commence en 1979” (De Wever 2015).

Catherine Jeandel explique que le groupe est actuellement en recherche de ce clou d’or, et qui se situerait selon eux plus vers la moitié du XXème siècle. Les niveaux d’éléments radioactifs sont en effet distribués sur toute la planète, toutefois cela ne pourra pas constituer le clou d’or car ces niveaux vont diminuer avec le temps. Le groupe étudie d’autres éléments tels que les coraux d’eau froide, présents dans tous les océans et enregistrant certains indicateurs tels que les concentrations en carbone (Jeandel, 2017).


Une époque particulièrement courte

M. De Wever explique que d’essayer d’associer l’Anthropocène à l’échelle des temps géologiques apporte plus de la confusion temporelle qu’autre chose, car l’on n’est pas dans les mêmes ordres de grandeurs : “Quelle est l’autre ère géologique la plus courte ? C’est 66 Ma, ce n’est pas 6 siècles. Si l’on veut jouer avec le quaternaire, c’est 1,8 Ma, on ne parle pas d’autant avec l’Anthropocène” (De Wever, 2017). Il propose alors plutôt de considérer l’Anthropocène comme une étape de l’humanité, au même titre par exemple que la Renaissance. Cet argument de temporalité est néanmoins réfuté par l’AWG qui constate que les durées des époques géologiques sont de plus en plus courtes : “L’Holocène dure depuis 11 700 ans seulement, soit trois ordres de grandeur de moins, par exemple, que la première époque du Quaternaire – le Pléistocène, époque des glaciations qui a duré 2,6 millions d’années. Dans ce contexte, la durée de l’Anthropocène ne semble plus aussi révolutionnaire.” (Grinevald et al., 2017).

Les avis sur la question sont donc partagés. Toutefois, la proposition du groupe de travail doit encore être soumise à la sous-commission sur la stratigraphie du Quaternaire. Elle-même la présentera à la commission internationale de stratigraphie avant qu’elle ne soit soumise au comité exécutif de l’union internationale des sciences géologiques (IUGS). Il faudra au minimum deux ans pour que la communauté scientifique internationale livre son verdict, si l’AWG décide d’envoyer formellement sa proposition.


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