Parmi les nombreux points sujet à débat concernant l’Anthropocène, la date de son commencement fait partie de ceux qui divisent le plus les différents acteurs de la controverse. La recherche d’un “Clou d’or” (ou “Golden Spike” en anglais) qui définirait les limites de l’Anthropocène permettrait de fixer un cadre sur lequel travailler. Aujourd’hui encore, cette question reste ouverte, bien que les propositions de réponses soient nombreuses.
La candidate la plus sérieuse à ce jour reste 1945, date des premiers essais nucléaires, proposée par l’AWG. L’arrivée en force de l’énergie nucléaire, et donc de déchets liés à sa production, aurait affecté la géologie de la planète de manière irréversible.
L’énergie nucléaire est représentative de la société de haute technologie dans laquelle nous vivons : elle fournit armement et électricité, et semble « propre » aux échelles de temps qui nous intéressent (pas d’émissions de GES). Il est bien entendu de notoriété publique qu’elle est en réalité productrice de déchets encore actifs pour longtemps, dont il est difficile de se débarrasser.
Et il serait faux de croire que ces déchets sont aujourd’hui entièrement confinés : les activités humaines ont provoqué la libération de quantités (relativement) importantes de polluants radioactifs.
En 2000, un rapport de l’UNSCEAR faisait état d’une activité radioactive d’environ 6.5×1015 Bq pour le seul Plutonium contenu dans l’atmosphère. La présence et le transport du Plutonium dans l’air ont été analysés (Thakur, Khaing et Salminen-Paatero, 2017) : il provient principalement des essais nucléaires ayant eu lieu entre 1950 et 1960 (missiles atmosphériques), auxquels vient s’ajouter la destruction d’un satellite à alimentation nucléaire (SNAP-9A). Il est intéressant de noter que le Plutonium s’est remarquablement bien dilué dans l’atmosphère, à partir de seulement quelques sources ponctuelles.
À ce jour, ce Plutonium s’est en grande partie désintégré (l’étude fait état d’une durée de vie de l’ordre de l’année), et les niveaux détectables dans l’atmosphère proviennent de mise en suspension de particules solides, démontrant ainsi que l’irradiation des sols est suffisante pour que l’érosion apporte une concentration non négligeable de particules radioactives.
Une autre étude (Prăvălie, 2014) tente de mettre en évidence certaines conséquences environnementales des retombées d’isotopes radioactifs suites aux essais nucléaires.
Des radionucléides tels que le Strontium-90 et le Césium-137 se sont ainsi accumulés dans les océans, puis dans les organismes marins via la chaîne alimentaire. De même, le Carbone-14 émis dans l’atmosphère s’est recombiné en CO2, puis est passé dans les êtres vivants via la photosynthèse. On peut imaginer à cela deux conséquences à long terme :
- les organismes qui meurent aujourd’hui seront transformés en roche sédimentaire, dans laquelle il serait possible de mesurer cette augmentation de la concentration en élément radioactifs.
- le Carbone-14 est connu pour être un outil de datation, mais son utilisation se base sur la concentration en 14C par rapport au 12C : en modifiant la teneur en 14C, on modifie l’âge perçu par cette technique. On peut retenir cet exemple parlant : un mur construit en 1950 apparaîtra daté de l’an ~7000 AD pour des archéologues du futur.
On voit ainsi que l’activité nucléaire humaine se traduit aujourd’hui par un stress environnemental aussi bref qu’intense, mais qui se mesure sur de grandes échelles de distance et de temps. De plus, le recul dont nous disposons est insuffisant pour appréhender l’effet que les déchets dits « confinés » pourraient avoir sur des temps plus longs.
D’ailleurs, le sociologue Bruno Latour, dans l’entretien qu’il accorde à Philosophie Magazine en 2015 (Legros, 2015), refuse le golden spike que pourrait être le charbon depuis la Révolution industrielle à la fin du XVIIIième car ce marqueur n’est pas universel et n’a quasiment pas laissé de traces en Asie ou en Afrique. Seul les essais nucléaires et la bombe atomique lui semblent être des critères qui ont marqué uniformément tous les continents. Le sociologue faisait donc remonter le début de l’Anthropocène à 1945.
En suivant l’ordre chronologique décroissant, on retrouve parmi les propositions sérieusement envisagées, 1784, date de dépôt du brevet de la machine à vapeur par James Watt. Selon Paul Crutzen, cette invention marquerait le début de l’exploitation massive de la planète par l’Homme à la suite de la révolution industrielle et laisserait des marques indélébiles de son passage.
L’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1784, symbole du début de la première révolution industrielle, entraîne très rapidement une rapide croissance de la population humaine, associée également aux progrès dans les domaines de l’agriculture et du médical. Cette période de transition est considérée comme l’une des plus importantes de l’espèce humaine (Steffen, 2007). Ces évolutions se sont réalisées conjointement à une utilisation accrue des énergies fossiles (charbon au début, puis pétrole et gaz) entraînant alors l’augmentation de la concentration de dioxyde de carbone et de méthane dans l’atmosphère (parmi d’autres éléments), comme on peut l’observer sur les deux graphiques suivants, possédant des points d’inflexions dès la fin du XIXème siècle (Steffen, 2007) :
Source pour les données : NOVAA (ftp://ftp.ncdc.noaa.gov/pub/data/paleo/icecore/antarctica/law/law_co2.txt)
Source pour les données : NOVAA (https://www1.ncdc.noaa.gov/pub/data/paleo/icecore/antarctica/law/law_ch4.txt)
Les changements succédant à cette périodes ne se limitent toutefois pas aux concentrations atmosphériques en certaines particules : en 1950, 30 à 50% de la surface terrestre avait été transformée par les hommes, dont 10% pour l’agriculture, résultant en une diminution de 20% des zones forestières. Cette période de l’histoire humaine et ses conséquences ont donc une empreinte écologique très marquée (Crutzen et Steffen, 2003).
Simon Lewis et Mark Maslin (Lewis et Maslin, 2015) proposent quant à eux 1610 comme marqueur temporel. En effet, lors de la conquête de l’Amérique, les Européens ont profondément bouleversé les écosystèmes des deux continents. Leurs voyages répétés depuis cette période a permis la migration de la faune et la flore, dont des maladies perturbant l’exploitation de la nature par l’Homme.
L’arrivée des Européens en Amérique a joué un rôle déterminant dans la diminution de la population Américaine : selon de récentes estimations, son nombre serait passé de 54-61 millions en 1492 à 6 millions en 1650. Les causes de ce déclin sont principalement les nouvelles maladies apportées par les Européens, les guerres, l’esclavage et la famine.
En conséquence, la nature prospère, l’agriculture cesse quasiment en ce lieu et l’utilisation du feu est extrêmement diminuée, d’où une régénération de plus de 50 millions d’hectares de forêts et de prairies. L’effet de serre et la concentration en dioxyde de carbone dans l’atmosphère se trouvent très réduits, à tel point qu’en 1610 la teneur en CO2 la plus basse est relevée au forage de Law Dome en Antarctique : 271,8 ppm contre à peu près 400 ppm actuellement. Deux relevés indépendants et précis montrent également une diminution de la concentration en CO2 dans l’atmosphère de 7-10 ppm entre 1570 et 1620 (Lewis et Maslin, 2015).
Source pour les données :
NOVAA (ftp://ftp.ncdc.noaa.gov/pub/data/paleo/icecore/antarctica/law/law_co2.txt)
Cette date se situe dans une période appelée le Petit Age Glaciaire (1594–1677), terme informel utilisé par les historiens pour caractériser une période aux vagues de froid intenses et des hivers rudes en Europe et en Amérique du Nord, et 1610 correspond à sa partie la plus froide. À titre d’exemple, en 1607, c’est la première fois que l’on assiste au gel de la Tamise en Angleterre. Cette période se caractérise également par des périodes d’avancées rapides puis de maximums successifs des glaciers, auxquels correspondent plusieurs minimums de température moyens très nets (Lewis et Maslin, 2015).
Les causes de ce Petit Age Glaciaire ne sont pas encore sûres, mais plusieurs scientifiques évoquent quatre éruptions volcaniques qui auraient pu le déclencher ou encore une diminution de l’activité solaire.
Le débat sur l’Anthropocène est particulièrement d’actualité puisque dans Face à Gaïa, publié en 2016, Latour semble avoir changé d’avis. Il évoque lui aussi la date de 1610 comme possible début de l’Anthropocène, de part sa symbolique particulière : elle marquerait le début du processus de désanimation : par ses découvertes, Galilée déclare la matière inerte, l’univers infini et l’autonomie du mouvement. C’est le triomphe de la rationalité et le début de la désinhibition des Modernes face aux questions écologiques.
Enfin, une date également largement répandue serait la naissance de l’Agriculture en -8000, première véritable action de l’Homme sur la planète. Pour Ruddiman, l’utilisation du feu et le début de l’élevage seraient les premiers facteurs des modifications stratigraphiques de la Terre avec une augmentation de la production de méthane et de CO2 (Ruddiman, Ellis, Kaplan, & Fuller, 2015).
Entre 11 000 ans et 8 000 ans avant J.-C., les hommes commencent à se sédentariser, se regroupant pour former des villages. S’en suit un développement de l’agriculture parmi d’autres activités de survie telles que la chasse ou la pêche. Les hommes pratiquent par la suite l’élevage, utilisent le feu ainsi que de nouveaux outils adaptés tels que la faucille. Ces débuts de l’agriculture sont toutefois très inégaux : ils sont d’abord observés au Moyen Orient et presque simultanément en Chine du Nord, au Sahara et dans la Cordillère des Andes, avant de s’étendre à toute la planète.
L’amélioration des conditions de vies et de la sécurité qu’apporte la vie en communauté implique alors une croissance de la population et une intensification de ces pratiques. Les hommes, dans une optique d’augmentation de l’occupation des territoires, entrent alors dans une période de déforestation massive et de conversion de ces milieux en terres cultivables : “Together, forest cutting and grassland conversion are by far the two largest spatial transformations of Earth’s surface in human history” (Ruddiman, Ellis, Kaplan, & Fuller, 2015).
Les conséquences sur l’environnement se font directement sentir, avec une forte augmentation des émissions de dioxyde de carbone dès 7000 ans avant J.-C., puis de méthane vers 5000 ans avant J.-C., à la fois dû à la domestication du bétail ainsi que la culture du riz en Asie. Cela entraîne aussi une érosion des sols, modification de la végétation et des habitats naturels de certaines mammifères, conduisant à leur disparition, fait plus particulièrement marqué en Amérique. La seule responsabilité de l’homme dans l’augmentation des émissions de ces gaz à effet de serre est toutefois débattue.
Bilan des différentes opinions sur le début de l’Anthropocène
Néanmoins, quelque soit la date retenue, la question n’a pas de raison d’exister pour ceux qui refusent d’accepter l’Anthropocène comme ère géologique. Patrick de Wever ajoute ailleurs que le choix de la date montre qu’il y a un soucis de temporalité. En effet, en retenant la date la plus lointaine mentionnée ci-dessus, l’Anthropocène n’en serait qu’à une dizaine de millier d’années d’existence: une durée d’un ordre de grandeur bien inférieur aux autres ères géologiques. Quoiqu’il en soit, pour Agnès Sinaï de l’Institut Momentum, du fait de sa « relativité historique par rapport à la longue durée en raison de sa dépendance vis-à-vis des matières premières. L’Anthropocène ne sera qu’une période courte, qui va bientôt se décliner au futur antérieur. » (Sinai, 2015)
En conséquence, bien que l’Anthropocène soit majoritairement admis par l’ensemble de la population, des questions géologiques quant à sa définition restent sans réponse. N’est ce pas là le signe que le concept dépasse le milieu de la stratigraphie ?
Pour passer à la question suivante, veuillez cliquer ici