Comparaison internationale

Avant-même l’ère du numérique, les chercheurs échangeaient leurs travaux entre eux à l’international. Doriane Ibarra nous l’explique :

Disons que bien avant l’arrivée du numérique, les chercheurs échangeaient leurs publications. Je ne sais pas si vous avez repéré Jean-Claude Guédon, il parle d’une «grande conversation universelle » pour ce qui est de la publication scientifique.

En effet, dans le Chapitre 7 de Pratiques de l’édition numérique, intitulé « Le Libre Accès et la « Grande Conversation » scientifique », il écrit :

Le libre accès, en effet, ne relève nullement d’une perspective mollement idéologique sur les relations qui pourraient exister ou non entre le libre, le gratuit et l’Internet ; il s’appuie plutôt sur une analyse serrée de la nature même de la communication scientifique et/ou savante, bref de la « Grande Conversation » qui, à travers le temps et l’espace, noue et structure le territoire mondial de la recherche.

La cartographie des articles du Web of Science par pays, pour des articles comportant la mention « Open Access » et « publishing »

pays

(cliquez sur l’image pour la voir en grand)

Cette cartographie montre une proximité importante entre certains pays d’Europe, tels que la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas le Portugal et dans une moindre mesure l’Espagne et la Grèce. Ces pays, associés à d’autres pays très développés comme les Etats Unis, sont les plus gros producteurs d’articles concernant l’Open Access sur cette base. On peut en déduire que la controverse est encore très active dans ces zones géographiques. Nous rappelons ici que notre analyse est centrée sur le cadre français et européen, étant donné la diversité et la complexité que le sujet nous offre sur cet espace. Néanmoins, nous tenons à rappeler que d’autres arguments sont employés de façon différente ou plus appuyée selon les pays (c’est le cas par exemple de l’argument de l’argent public aux Etats-Unis).

Des marchés éditoriaux différents dans le monde

Un des enjeux de l’Open Access est de maintenir cette « Grande Conversation » scientifique, et de parvenir à une adéquation de son application à l’international. Il est important de préciser, en premier lieu, que l’état de l’art en la matière n’est pas le même en France et dans le reste du monde. Bien qu’il existe un mouvement de coopération internationale entre divers acteurs, comme nous le rappelle Pierre Mounier de revues.org («  Donc oui il y a une espèce de réseau international d’acteurs de l’OA dans lequel nous sommes et sur lequel on s’appuie pour faire des partenariats, faire circuler des technologies, partager des choses, se coordonner »), il existe un problème en terme d’homogénéisation de la diffusion du savoir scientifique librement. Ghislaine Chartron appuie cet argument :

Le problème c’est ça, c’est un problème d’homogénéisation, qu’il n’y aura jamais. On ne peut pas imposer à un pays d’adopter une règle plus qu’une autre.

Dans la version pre-print de l’article « Open Access et SHS : Controverses », à paraître dans la Revue européenne des sciences sociales, Ghislaine Chartron identifie les différences existantes dans la structure des marchés éditoriaux et dans la diffusion du savoir scientifique dans trois pays : la France, l’Espagne et l’Italie.

Si l’on veut caractériser les acteurs selon une logique «acteur purement public» ou non, la répartition est aussi très différente selon les pays et l’histoire respective des entrepreneurs éditoriaux nationaux. Dans l’étude comparative menée par M. Minon et G. Chartron (2005), cette différence avait été pointée, l’Espagne étant caractérisée par une prépondérance d’acteurs universitaires, l’Italie par l’activité dominante d’acteurs privés et la France par une dualité partagée entre des maisons d’édition nationales, d’origine familiale (Armand Colin, Lavoisier, PUF, l’Harmatan, Eska, Eres, le Seuil…) et une diversité d’acteurs publics dont principalement les presses universitaires et les organismes de recherche.

Importance de l’Europe dans les plateformes en Open Access

Image produite par OpenDOAR en Janvier 2012

La différence entre ces pays rend difficile l’application homogène du modèle de l’Open Access, et cela se reflète dans les politiques publiques menées par les gouvernements qui peuvent radicalement différer d’un pays à l’autre. En Angleterre, par exemple, nous dit-elle dans le même article,

Le rapport de Janet Finch10 (18 juin 2012), « Accessibility, sustainability, excellence: how to expand access to research publications » a privilégié la voie dorée. David Willets, Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche a suivi ce modèle et fixé un plan de financement supplémentaire de 10M£ en 2014, tout en reconnaissant aussi la voie verte en second choix avec des embargos de 6 ou 12 mois ». « Le gouvernement français, quant à lui, par le discours du 24 janvier 2012 de Mme Fioraso, Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, affirme son soutien à l’Open Access selon des modalités très variées en accord avec les communautés scientifiques.

Graphique : L’atomicité du secteur des revues SHS dans plusieurs pays

Graphique produit par Marc Minon et Ghislaine Chartron

On remarque une très forte atomisation du marché éditorial en France.

Un exemple : comparaison entre France et Etats-Unis

Paul Garapon, des Presses Universitaires, illustre l’idée que les marchés éditoriaux diffèrent de pays en pays, en comparant la France aux Etats-Unis.

Il faut comprendre que le système anglo-saxon qui fait la promotion de l’Open Access ne perdra strictement rien en parts de marché avec l’Open Access, alors que les éditeurs français, et je dis bien français, pas allemands, pas anglais, mais français et peut-être latins (c’est-à-dire espagnols et italiens en majorité) y perdront.

Pourquoi ?

Parce que la structure de la fonction éditoriale n’est pas la même en France, aux Etats-Unis, et dans les pays du reste du monde. Cette différence de structure s’explique historiquement.

Quand, au XIXème siècle, l’université telle que nous la connaissons c’est-à-dire depuis Napoléon s’est mise en place, elle s’est mise en place selon la répartition suivante. L’université française formait les élèves mais ne disposait d’aucun moyen pour fabriquer les supports de connaissances. L’université française confiait aux éditeurs que l’on appelait libraires, extérieurs le fait d’élaborer avec les professeurs les outils de connaissances que sont les ouvrages. Donc l’université française ne dépensait pas d’argent et ne prévoyait aucun budget pour ce qui était pris en charge par des prestataires extérieurs qui étaient les éditeurs. Pourquoi ? Parce que libraires et éditeurs existaient au moins depuis François Ier, depuis l’imprimerie, disons XVIème siècle, et voilà, c’est au XVIème siècle que l’on a inventé le dépôt légal. Il y avait des gens qui étaient des professionnels, qui savaient faire, qui étaient là.

Quant aux Etats-Unis :

Dans les pays anglo-saxons, ce n’est pas la même chose : l’édition existait bien moins qu’en Europe (aux Etats-Unis notamment). Il n’y avait pas de libraires-éditeurs. Ce sont les grandes fondations privées américaines qui sont toujours les mêmes fondations aujourd’hui, qui ont pris en charge d’un côté l’enseignement, et d’un autre côté la fabrication des supports de connaissances. Ce sont des fondations, des entités économiques qui ne sont en rien étatiques, qui sont déjà privées. Ces universités anglo-saxonnes, ce sont des entreprises. Depuis l’enseignement jusqu’à la publication, la fabrication des ouvrages, des livres.

Une difficile harmonisation au sein de l’Union européenne

L’injonction de l’Europe est de dire qu’il faut que les embargos soient les plus courts possibles. Il y a une recommandation, qui n’est pas une obligation, pour que chaque État membre décline la recommandation européenne du 17 juillet 2012 qui préconise 6 mois pour les sciences dures et 12 mois pour les sciences humaines. Mais ce n’est qu’une recommandation. Il y a plein de pays qui n’ont pas adopté ces embargos, qui ont fait des embargos de 24 mois pour les sciences humaines.

explique Ghislaine Chartron. On retrouve un problème d’inadéquation entre le projet commun européen et les particularités de chaque pays qui appartiennent à l’Union Européenne :

L’Europe veut construire un espace (avec derrière une vision très libérale), avec l’idée que les starts-ups puissent s’alimenter de tout ce qui sort de la recherche et que l’on puisse avoir un espace concurrentiel très fort.

Mais il n’en demeure pas moins que chaque pays a une modalité de diffusion du savoir scientifique qui lui est propre, lié à son histoire, à son système éducatif, à sa conception de la science, etc…

Dans le rapport « Open Access Strategies in the European Research Area », datant d’Août 2013, on peut voir la distribution de l’utilisation de l’Open Access par les universités des pays européens (ainsi que d’autres pays du monde entier), selon le nombre d’entrepôts institutionnels. On constate une dispersion et une forte hétérogénéité de l’utilisation de l’Open Access dans ces pays.

Graphique produit par Source-Metrix à partir de DOAR et OpenDOAR

Nous pouvons donc constater une très forte hétérogénéité des marchés éditoriaux à travers le monde, ce qui peut rendre délicat et difficile l’imposition du libre accès de façon homogène. Ghislaine Chartron évoque la nécessité de tenir compte de ces spécificités, notamment en France, afin de ne pas commettre d’erreur :

Moi, ça m’effraye  ; on a fait tomber la presse. Je ne peux pas plaindre l’industrie du cinéma, mais je peux plaindre des petits éditeurs, des librairies qui ferment les unes derrière les autres. Si notre vœu c’est de faire tomber tous les éditeurs scientifiques, on aura gagné  ; les petits, parce que les gros s’en sortiront toujours. Voilà, je pense qu’il faut regarder ça avec un peu de recul.

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