Associations et militants
Face à un système juridique rigide, qui se positionne plus largement en faveur du droit de l’auteur que de celui du lecteur, et à un système politique peu entreprenant, des associations de militants se sont formées pour faire valoir leurs intérêts. La représentation organisée de leurs intérêts a permis de faire entendre leurs revendications sur la place publique et d’entrer en contact de manière institutionnelle avec les autorités afin d’aboutir à une mise en place progressive d’un système de publication scientifique en libre accès. Il est intéressant d’étudier le rôle des militants dans l’institutionnalisation de l’Open Access, l’impact de leur mobilisation, depuis les terres conquises jusqu’aux terrains de réticence, où beaucoup reste à faire.
Des motivations humanistes
L’action des militants part d’une conviction profonde : la nécessité de mettre en place un modèle de diffusion en libre accès pour la publication scientifique. Il s’agit de remplacer le marché éditorial en vigueur, de contourner les règles préexistantes et contraignantes du droit d’auteur, sur lesquelles s’appuient les opposants à l’Open Access, et de les adapter aux nécessités du monde présent. En l’occurrence, c’est notamment l’entrée dans un monde numérisé qui a fait apparaître la nécessité d’un système en Open Access. Beaucoup de militants se font entendre régulièrement, tels que Steven Harnad, Joan Bohannon ou Jean-Claude Guédon, qui défrayent la chronique depuis une vingtaine d’années. Ghislaine Chartron, professeure en Sciences de l’information et de la communication, parle de la vocation qui anime ces militants, celle de la démocratisation du savoir :
Je pense qu’il y a une idéologie, qu’il y a des militants, qui croient d’une façon très humaniste à la publication et au savoir commun. Je pense que cela part d’une éthique très positive. Après l’idée c’est de faire fonctionner le modèle économique.
Des militants unis contre un oligopole éditorial
C’est bien au niveau de ce modèle économique à trouver que se concentre l’action des militants, qui tentent d’infléchir les institutions en leur faveur pour contrer le mur d’argent des éditeurs et proposer d’autres perspectives. Parmi les associations principales de la controverse, on pourrait citer : Hack your PhD, I love OA, ARL, Plos, ou Couperin… Cette dernière a été rejointe par un grand nombre de bibliothèques universitaires, dont celle de l’Ecole des Mines. Doriane Ibarra, bibliothécaire à l’Ecole des Mines parle de ce rattachement comme d’ « un mouvement naturel ».
La plupart des établissements y adhèrent pour des raisons d’abord budgétaires mais c’est également un gain de temps, la négociation est faite globalement par un négociateur. Couperin a permis d’être tous ensemble au lieu d’être seul face à l’éditeur.
Il existe donc bel et bien un consortium d’acteurs engagés sur le sujet, mais si leur mobilisation a permis de faire progresser la prise de conscience sur le sujet et l’émergence d’archives ouvertes en ligne, il ne faut pas surestimer la portée de leur discours.
Un champ d’action restreint
Thomas Parisot, agent éditorial chez Cairn souligne ainsi les limites du discours des militants en faveur de l’OA :
L’énergie et le temps nécessaire pour faire entendre un point de vue auprès des instances européennes sont une véritable barrière à l’entrée. Il y a là un biais énorme à la représentativité des points de vue qui peuvent parvenir à la Commission Européenne, où le poids des positions des grands groupes industriels organisés et bien armés pour faire entendre leur arguments d’une part, et celui des positions des militants d’un mouvements aux motivations multiples d’autre part, dépasse de beaucoup celui que peut avoir une position médiane comme celle que nous essayons de défendre, portée par des petits acteurs, qui fait appel à une connaissance assez fine des spécificités nationales et sectorielles.
La nécessité d’élargir le mouvement
En effet, si Ghislaine Chartron dit que «l’Open Access est porté par les militants», Pierre Mounier, directeur-adjoint du Centre pour l’édition électronique ouverte, adhère à cette vision dans un premier temps avant de s’en détourner et de préconiser un autre modèle d’action :
Pour l’évolution du mouvement pour le libre accès, comme pour tous mouvements, on a vraiment besoin de militants au début. On a besoin des gens comme Harnad, qui font des propositions politiques fortes, qui frappent l’imagination, qui provoquent de l’adhésion et du rejet et qui clivent pour construire quelque chose. Au bout d’un moment, cette génération d’acteurs qui structure un mouvement doit passer la main à autre chose parce s’ils restent sur le devant de la scène, ils deviennent contre- productifs parce qu’ils sont clivants justement. Je pense qu’un mouvement a besoin à un moment donné d’élargir sa base et de toucher des gens sur d’autres critères que simplement les critères politiques, militants, de valeur. On a eu besoin à un moment donné de militants mais maintenant il faut passer à autre chose et il faut arriver à convaincre les gens sur d’autres bases que « le libre accès, c’est bien ». Il faut convaincre via le business model. Les valeurs seules ne suffisent pas. La base de la politique ce n’est pas seulement les valeurs, c’est aussi les intérêts. Les gens adhérent à un mouvement, ils adhérent à des idées aussi parce que c’est concordant avec leurs intérêts. Ce sont des choses que l’on découvre en menant une campagne politique.
Pierre Mounier souligne un point chaud de la controverse : la nécessité, au-delà de la promotion de valeurs humanistes, de fédérer des intérêts communs et de les concrétiser dans un business model. Or peu d’initiatives ont été prises à ce jour, ni aucun engagement fort de la part des puissances publiques, du moins en France, il s’agit pour l’essentiel de préconisations. Des initiatives ont été prises dans certains pays, comme l’Argentine, l’Italie, ou l’Allemagne, avec une obligation de dépôt en archive ouverte de tout ce qui est financé par de l’argent public. L’Angleterre a adopté une position forte en disant qu’en 2016, tout devrait être en archive ouverte. L’Université de Liège a mis en place un mandat qui oblige le dépôt en archive ouverte. Mais pour l’instant la France fait défaut tandis que le programme européen avance lentement. C’est ainsi que Doriane Ibarra s’exprime sur le faible impact des politiques européennes et pointe l’absence de suivi, pourtant garant de l’efficacité des initiatives politiques :
Ça ne change pas grand-chose. Il n’y a personne pour faire le suivi en fait aussi au niveau européen. Il n’y a pas de rappel à l’ordre et autre, pas de sanction. Ça reste du domaine de l’incitatif.
Si les associations de militants ont joué un rôle fondamental dans le développement du libre accès, ils n’ont pas une capacité d’action illimitée. Ils se heurtent de fait à la rigidité du système juridique et à un système étatique peu préoccupé et concerné par de telles questions. Les militants se retrouvent aujourd’hui un peu isolés et continuent d’agir sur des parties localisées du globe, beaucoup plus dans le monde anglo-saxon ou en Amérique latine qu’ailleurs. Ils ne sont en outre pas soutenus par des acteurs pourtant situés au cœur du débat, les chercheurs. C’est ainsi que Doriane Ibarra s’exprime sur l’insuffisance de la prise de conscience:
Je ne suis même pas sûre que ce soit une question de frilosité, c’est peut être une question priorité. Ce n’est pas certain que la prise de conscience soit suffisante. Même quand on en parle avec des chercheurs qui sont quand même concernés de près, il y a ceux qui sont convaincus et il y a ceux à qui ça ne fait ni chaud ni froid, ce n’est pas leur problème, leur problème c’est de faire de la recherche.
On assiste quelque part à une certaine individualisation des comportements et à une mise à mal des revendications collectives concernant l’Open Access, qui reste un sujet de controverse trop peu débattu.