Pour sensibiliser les acteurs de la société à l’importance de la sauvegarde de la biodiversité, sa mise à prix permet de lui adjoindre un indicateur compréhensible par tous. 23 500 milliards d’euros par an, soit près de la moitié du PIB mondial. C’est l’estimation globale de Pavan Sukhdev et de la TEEB de la valeur économique des services écosystémiques. Ces 23 500 milliards ne sont pourtant présents sur aucune facture. Cette aberration est inhérente à un modèle économique obsolète basé sur l’offre et la demande. Pendant longtemps, le prix de ces services a été considéré comme nul de par leur abondance. Cela est amené à changer : la demande humaine croit tandis que les réserves environnementales diminuent. L’émergence d’un marché de la biodiversité apparaît inévitable.
Un marché prometteur et en essor
Ce marché existe aujourd’hui dans le monde sous différentes formes, il est notamment basé sur l’idée de compensation. Lorsqu’une entreprise prévoit dans quelqu’action que ce soit de nuire à l’environnement, elle doit pour être en accord avec la loi – loi de 76 et nouvelle loi votée en France- ou parce qu’elle estime que c’est son rôle, prendre les mesures pour compenser son impact. L’aménagement du marché de la compensation est différente selon les pays : le système en place dépend en effet largement de la législation. Nous mentionnerons le cas des Etats-Unis, pays qui a développé en premier l’idée des banques de compensation puis le cas de la France dont les procédés de compensation sont encore en essor.
Les banques de compensation américaines
Le marché de la biodiversité aux Etats Unis est aujourd’hui organisé par les Banques de Compensation. Lorsqu’une entreprise s’installe sur un terrain, avec un impact sur la nature négatif, elle doit mettre en place les mesures protectrices de l’environnement adaptées.
C’est là qu’interviennent les banques de compensations. Ces banques investissent dans des terrains et s’engagent à les préserver. Elles proposent ensuite aux entreprises des « actions vertes ». Si l’entreprise détruit l’habitat naturel d’un certain type de salamandre, elle achète des actions « salamandre » à une de ces banques. Ce système de cotation de la nature est la mesure la plus critiquée par les ONG qui s’opposent à la compensation.
La CDC en France
La filiale Biodiversité de la Caisse des Dépôts est l’organe responsable de la compensation. Des bureaux d’étude privés évaluent, pour un projet donné, l’impact environnemental. La CDC est ensuite chargée de trouver les mesures à mettre en place pour compenser cet impact.
La CDC ne se revendique absolument pas « banquier de la nature » explique Jean-Christophe Benoit. Elle est en fait très opposée à cette idée d’un marché de la nature : la financiarisation de celle-ci n’est pas l’objectif de la CDC.
La privatisation et la facturation des services éco-systémiques
Un autre pan de ce marché concerne les services écosystémiques. Ces services gratuits fournis par la nature sont localement en voie de disparition. C’est l’Homme qui est donc amené à les remplacer, à un prix non nul.
En France et aux Etats-Unis, le manque d’abeilles sauvages se fait sentir, ce qui nuit gravement à l’agriculture, tributaire de la pollinisation. Des entreprises se spécialisent donc dans cette branche. L’entreprise Bejo a créé, il y trois ans, son propre service de pollinisation. L’offre est encore balbutiante :
En France on est une poignée à être salariés pour une société de semences
Ludovic Cauchard, responsable du pôle apiculture de Bejo
Avec un millier de ruches, les trois apiculteurs du service fertilisent 250 hectares de choux, d’oignons et de carottes en plein air. L’avenir du marché de la biodiversité est le développement de cette idée : la rétribution en l’échange de services écosystémiques.
Les dérives inquiétantes du marché de la biodiversité
La nature ne peut pas être traitée comme n’importe quel bien marchand : des désaccords naissent de la mise à prix de la biodiversité. La création de ces marchés est donc critiquée par différents acteurs. Des ONG du monde entier craignent une légitimation des destructions de la biodiversité tandis que des philosophes de la nature questionnent le processus sur le plan éthique. Intéressons-nous aux dérives possibles liés au développement de ces marchés.
Une course vers l'or vert?
Le rapport coordonné par Pavan Sukhdev évalue le service rendu en 2005 par la pollinisation à 131 milliards de dollars. Qui ne souhaiterait pas mettre la main sur une part de ce trésor? Un premier risque très concret lié à l’évaluation économique de la nature serait les tentatives d’appropriation des richesses d’un pays par un autre. La connaissance de la valeur économique d’un écosystème pourrait pousser des entreprises à « acheter de la biodiversité » à des dirigeants économiques peu scrupuleux de la céder, soutiennent Sacha Bourgeois Gironde économiste et Charles Figuières, philosophe, dans les Echos
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Va-t-on assister à une course vers un or « vert », accentuant le dépouillement des richesses naturelles des pays en développement par les pays riches ?
Sacha Bourgeois-Gironde, philosophe et Charles Figuieres, économiste
L’évaluation économique de la biodiversité, plutôt que de protéger la nature pourrait attiser des convoitises.
Spéculer sur la disparition d'une espèce
En allant un peu plus loin, nous pourrions être tentés de coter en bourse les ruches des abeilles responsables de la pollinisation. La marchandisation de la nature se traduit effectivement sous forme d’actions et rien n’empêche de spéculer sur le « cours » d’un élément de la biodiversité. La nature devient alors un produit financier comme un autre dans un portefeuille d’action. Dans le cadre d’une compensation, il pourrait être alors audacieux de spéculer sur la disparition d’une espèce.
L’économiste Genevieve Hazan* décrit certaines dérives du marché observées aux Etats-Unis. Une entreprise peut acheter auprès d’une compagnie d’assurance, d’un fond financier, un titre qui lui permet de s’assurer contre le risque de disparition d’une espèce. L’idée est que si au cours de ses travaux d’aménagements, elle détruit les terrains d’habitats ou de reproductions d’une espèce (la faisant disparaître d’un milieu), la compagnie d’assurance paiera à sa place la compensation liée aux dégâts écologiques. L’entreprise peut revendre ce titre. Se forme un marché secondaire qui ne porte pas sur l’objet initial, l’espèce, mais sur la disparition de celle-ci.
Que le dérivé soit sur un oiseau, sur du riz, du pétrole ou une action, ça n’a aucune importance, ce qui est important c’est le rendement à la fin. S’il y a du rendement en spéculant sur la disparition d’une espèce, pourquoi pas !
Genevieve Azam, maître de conférences en économie à l’Université de Toulouse
La défaillance du marché
Un aspect indésirable de la création de marché de la biodiversité réside dans la notion de défaillance du marché, concept très large en économie. Ce concept s’applique aussi bien à l’absence de marché pour certains biens et services publics qu’aux imperfections dans la structure ou les processus des marchés, qui entraînent inefficacités et distorsions. L’exemple cité par la TEEB concernant les marchés du Carbone permet d’avoir une idée plus claire de ces défaillances:
[…] Les instruments basés sur les marchés pourraient produire des résultats socialement inacceptables – on pourrait soutenir que les marchés du carbone ont contribué à légitimer des niveaux d’émissions de gaz à effet de serre au niveau international -42 milliards de tonnes-, qui sont peut-être cinq fois supérieurs à la capacité planétaire d’absorption de tels gaz (Stern, 2006).
Un exemple de défaillance de marché adapté à la biodiversité concerne les espèces à sauvegarder aux Etats-Unis. Le système de compensation actuel préserve les espèces présentes dans les zones à forte dynamique, qui voient des projets émerger. Dans les zones « vides », où des espèces en disparition survivent difficilement, aucun programme de compensation ne voit le jour : c’est le principe d’offre-demande qui justifie une telle inégalité.