Les économistes classiques, dans la lignée d’Adam Smith, ont introduit la notion de “capital naturel”. Vue ainsi, la nature est un “capital de départ”, limité et créateur de valeur, au même titre que le travail des hommes. Devant l’impact que la destruction de la biodiversité avait sur l’expansion du capitalisme, des économistes, libéraux pour la plupart, on tenté d’évaluer avec des notions propres à leur domaine cette richesse naturelle. Ce sont ces bases économiques, permettant de justifier ou non l’évaluation économique de l’objet biodiversité au coeur de notre controverse, que nous allons voir ici.
La notion de valeur détient une place centrale: sa définition précède toute attribution de prix, et c’est pourquoi il est important de l’évoquer. En effet, donner un prix à la biodiversité nécessite au moins deux étapes universelles, que sont la caractérisation de ce qui a de la valeur dans l’objet et l’évaluation quantitative de cet objet, i.e. l’attribution d’un prix.
Les économistes de l’environnement * distinguent classiquement deux types principaux de valeur:
Ces différentes valeurs sont contenues dans tout objet. Par exemple, dans un produit manufacturé comme une voiture, le prix dépend non seulement de la valeur d’usage -l’utilité de cette voiture…- mais aussi de la valeur de non usage -la beauté de la voiture, sa rareté…. Cet entrelacement de valeurs complique déjà lourdement l’attribution du prix, et pose déjà la question de la part d’arbitraire de celui-ci. Par ailleurs, dans l’industrie ou les services, l’objet évalué est produit par un travail: Karl Marx, dans Le Capital, considère que les valeurs d’usage ne sont pas créatrices de « valeur », contrairement au travail.
Or nous nous intéressons, dans le cadre de notre controverse, à un objet très particulier, la biodiversité. D’une part, nous avons vu qu’elle pouvait prendre trois formes distinctes: elle peut être génétique, de milieux ou d’espèces, ce qui conditionne l’étude en termes de stock ou de flux de capital, de limites d’évaluation… D’autre part, la biodiversité n’est pas le fruit d’un travail, mais n’est pas non plus une simple matière première: il ne faut pas ici évaluer des ressources, mais leur variété.
Les écologistes et économistes néo-classiques ont donc introduit la notion générale de services écosystémiques, dans le cadre de l’Evaluation des Ecosystèmes pour le Millénaire*. Ces services rendus à l’homme par la nature sont censés regrouper tous les types de valeur précédemment définis, tout en attribuant à la nature une forme de « travail » que l’on retrouve derrière le mot « service ». L’EEM (Evaluation des Ecosystèmes pour le Millénaire, MEA) définit ainsi les services:
- de régulation
Les services de régulation sont liés au maintien de bonnes conditions climatiques, d’une bonne qualité de l’eau…
- d’approvisionnement
La nature fournit l’homme en matières premières pour toutes ses activités économiques: ces services sont l’approvisionnement en eau, nourriture, matériaux…mais aussi les ressources génétiques utilisables dans la science moderne.
- culturels
La nature est la base de services culturels engendrant du tourisme mais aussi le patrimoine mondial, le patrimoine religieux et le patrimoine de loisirs.
- de soutien
Ces services sont ceux qui offrent un support: ils permettent à l’homme d’habiter dans la nature, d’y respirer au travers de la photosynthèse…
Ci dessous un tableau énonçant quelques exemples de services écosystémiques (CREDOC, Asconit, Biotope, 2009).
On voit apparaître un premier problème: les services rendus par la nature, assimilables à un “travail de la nature”, ne prennent pas en compte une “valeur d’existence” de la nature indépendante de l’homme. En effet, prenons un coquillage situé sur une île inexploitée, à des kilomètres de toute activité humaine. Ce coquillage ne sert à personne : ni à l’homme qui ne le verra jamais, ni à tout animal ou plante d’une chaîne alimentaire. On peut donc dire que son prix est nul.
Il faut d’ailleurs s’interroger sur la notion initiale de “capital naturel” évaluable, qui nous a permis de définir ces services écosystémiques.
En effet, la biodiversité -et plus généralement la nature- est une limite naturelle du capitalisme, mais l’évaluer c’est pour certains économistes de l’environnement* une erreur libérale ignorant que la nature n’est pas seulement un outil de production, c’est la condition même d’existence de la production. Dès lors, elle a une valeur, mais celle-ci serait inestimable. Certains économistes à tendance marxiste refusent donc catégoriquement de donner à la biodiversité une valeur marchande en soi, car elle est source de toute valeur, mais n’excluent pas la quantité de travail nécessaire pour la préserver*. Ce travail a un coût évaluable qui ne doit pas être dénigré face à l’inestimable richesse de la biodiversité, considérée alors comme pré-requis pour l’existence d’un capitalisme.
De plus, si économistes et philosophes s’accordent pour dire que la biodiversité a une « valeur », voire qu’elle rend des services écosystémiques, tous sont bien plus prudents quand il s’agit d’en évaluer exactement le prix. En effet, au-delà des difficultés pratiques que cela pose, la monétarisation accorde une nouvelle dimension à la biodiversité: celle de propriété privée – elle ne serait plus, comme c’est déjà le cas aux Etats-Unis, bien commun- et de création d’u marché. Un tel marché doit être régulé, et les organisations pour la biodiversité tiennent à ne pas créer un libre marché:
* EEM, commanditée en 2001 par les Nations Unies et Kofi Annan. Un bon exemple d’application de ces principes se trouve ici.