Pascal Combemale
Get In Touch
Entretien réalisé le 29 janvier 2015 à l’Ecole des Mines de Paris.
Pouvez-vous nous présenter le groupe du MAUSS, la place du RDB dans ce groupe et comment vous y avez pris part ?
« Le MAUSS c’est le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, dont le « pape » est Alain Caillé, qui a été fondé au début des années 80 pour réagir à une tendance générale en sciences sociales qui privilégie une sorte de modèle de l’homo oeconomicus, de l’action rationnelle, intéressée […] et en référence aussi à Marcel Mauss, […] à ces travaux, à son analyse du don, du fait social total et éventuellement aussi […] aux engagements politiques de Mauss, très proche de Jaurès, très proche d’un socialisme d’ailleurs qu’on pourrait qualifier d’associatif ».
Quelle était la place du revenu de base dans ce mouvement ?
« Les sciences sociales ne valent la peine que si elles éclairent les enjeux de politique publique et du débat public et contribuent à l’avènement d’une société meilleure et c’est dans ce cadre que la question d’un RDB émerge, mais c’était dans les années 80, où l’idée d’un revenu minimum n’était pas aussi évidente que maintenant ».
« L’idée que dans une société, dans la « bonne société », idéale, il y a un revenu minimum. Donc si vous vous posez la question de la bonne société, à un moment donné vous vous posez la question du revenu minimum. »
Le RDB est un sujet assez ancien, on a vu que Thomas Paine en parlait déjà dans ses écrits. Selon vous pourquoi un sujet aussi ancien est revenu tout d’un coup sur le devant de la scène dans la deuxième moitié du XXe siècle et plus précisément dans les 20 dernières années ?
« A cause de ce qui est apparu comme la crise de la société travailliste, c’est-à-dire d’une société qui fondait le lien social sur un lien économique, dans laquelle l’intégration se fait par le travail. Cette période est la période où l’on commence à comprendre que le chômage de masse est structurel, donc qu’on ne retrouvera pas le plein-emploi. La question est par conséquent de fonder la société sur un autre lien. »
Idée que le progrès n’est finalement pas forcément linéaire
« Aussi parce que c’est l’’époque où l’on se repose la question du contrat social fondateur, celui de 1945, en constatant qu’il existe des « trous » dans le filet de la sécurité sociale ; c’est la thématique –par ailleurs très critiquable- selon laquelleil y a des « exclus » , des laissés pour compte, alors qu’on pensait avoir le meilleurs système de protection sociale au monde. Donc par le RDB on pensait qu’on allait fabriquer un filet sous le filet, et résorber la pauvreté ».
Quels sont les principaux opposants auxquels vous vous êtes confrontés dans le champ de cette controverse ?
« Les MAUSSiens avaient comme interlocuteur ce qu’on pourrait appeler des socio-démocrates. »
« [Les MAUSSiens s’opposaient à] ceux qui considéraient qu’il n’y a pas de crise structurelle de la société travailliste, qu’il faut toujours se donner comme idéal l’intégration par le travail, que la protection sociale continue de reposer sur le travail et qu’il faut s’imposer de trouver du travail et de partager le travail ». « Il faut voir de quel revenu on parle : minimum, inconditionnel, de base, de citoyenneté, etc. il y a un pôle de droite et un pôle de gauche. Les deux sont favorables à un revenu minimum pour des raisons en fait opposées. A droite, le revenu minimum est la dotation de survie qui permet de jouer sans entrave le jeu du marché. A gauche, le revenu minimum est ce qui permet de vivre en s’affranchissant du marché, de se tenir à distance du marché, sur le Larzac par exemple…C’est d’ailleurs le côté intéressant du revenu minimum : ça redistribue les clivages, cela peut être transversal, […] les oppositions droite/gauche habituelles sont brouillées. »
Dans un même camp il y a aussi des divisions : « Le clivage il est interne, on se combat soi-même. […] A l’époque il y en a qui ont changé d’avis comme Gorz qui nous a ralliés. »
Qu’est-ce qui vous a fait vous y intéresser et à quelles conclusions êtes-vous arrivé à propos de ce sujet?
« Du point de vue du MAUSS, la ligne directrice de la réflexion c’était la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire de vivre dans une démocratie ? L’idée est qu’il existe des conditions matérielles de fonctionnement d’une démocratie. C’est en référence à un idéal , à discuter, ,mais qui est que les citoyens, même les plus modestes d’entre eux peuvent participer à la vie civique, à la vie sur l’agora, parce leurs conditions matérielles d’existence sont garanties, aussi modestes puissent-elles être. […] Pour être un citoyen à part entière il ne faut pas être asservi à la nécessité. »
« Si je considère que le lien est politique, que le concept intégrateur central c’est la citoyenneté, alors à quelle condition puis-je être un citoyen, puis-je participer à part égale avec les autres à la vie de la cité ? Et bien la liberté, au sens républicain et pas libéral du terme, est justement le contraire de l’asservissement, de la dépendance, c’est tout ce qui m’affranchit de différentes formes de dépendance. Et la première dépendance est la dépendance à la nécessité, aux conditions matérielles d’existence et donc peut être que le revenu minimum est un moyen d’affranchissement de cela ».
Pourquoi aujourd’hui vous dites que vous n’êtes plus d’accord avec ce RDB ?
« La vision libérale est de dire : « On instaure un revenu minimum et on supprime la sécurité sociale ». Une fois qu’on a fait ça, le revenu minimum peut convenir dans une logique libérale, ou libertaire, individualiste. Cela veut dire que vous pensez que les individus sont responsables de leur destin et donc dès lors que vous leur avez donné cette dotation minimum ils se débrouillent, ce qui justifie qu’il n’y ait pas d’autre protection. Donc cela se substitue à toute une série de droits sociaux.»
« [Si vous voulez conserver les prestations sociale] vous avez un problème de contrainte budgétaire, parce que cela coûte très cher. Vous devez alors faire des choix. Le choix est typiquement entre SMIC et revenu minimum. C’est un peu contradictoire un SMIC et un revenu minimum, puisque le SMIC vise à donner un revenu minimum à des personnes qui travaillent, donc logiquement tout le monde devrait travailler et à ce moment là gagner au moins le SMIC. Pourquoi un autre revenu minimum ? Si vous donnez un revenu minimum c’est que vous pensez qu’il y a des personnes qui ne pourront pas travailler ou qu’elles ne peuvent pas s’en sortir en travaillant. Dès lors, […] pourquoi conserver le SMIC ? Quand on conserve les deux c’est empoisonnant puisqu’avec la contrainte budgétaire, le revenu minimum peut difficilement être plus que la moitié d’un SMIC. Or beaucoup de gens qui sont au SMIC sont à mi-temps […] donc quelqu’un qui travaille au SMIC à mi-temps gagne la même chose que quelqu’un qui a un revenu minimum. Cela pose le problème de l’articulation entre les deux, qui est un problème très général de politique publique. Ce sont les débats qui datent du RMI et tout et ça a évolué depuis. Est-ce que c’est cumulable ou pas ? »
« Il faut aussi s’entende sur le revenu minimum. Si c’est l’allocation universelle là de Van Parijs ou des gens de Louvain, tout le monde la touche, et ce que l’on perçoit en plus vient se cumuler. Mais […] combien on peut se permettre d’offrir si on le donne à tout le monde ? »
« Si vous voulez qu’il soit plus généreux il faut cibler, mais alors ce revenu devient conditionnel, contractuel, ce que nous ne voulions pas (au MAUSS), car le contrat s’inscrit dans un registre marchand (donnant-donnant). […] Au contraire, avec un revenu minimum inconditionnel on évite la stigmatisation liée au ciblage ainsi que l’appareil administratif qui fait que quand vous ciblez il faut contrôler les gens, il faut de la bureaucratie. »
Vous si vous considérez que vous êtes contre c’est plus parce que ça impliquait une suppression d’autres mesures comme le SMIC ?
« Disons que je pense des choses contradictoires : que le lien soit politique, fondé sur la citoyenneté, selon l’idéal républicain, me paraît toujours primordial ; mais, de façon moins idéale, mais plus réaliste, une bonne façon d’être intégré dans une société c’est de travailler. Après se pose bien sûr la question de quelles conditions de travail, de quel temps de travail, de quel sens de ce travail (comment prendre en compte le travail invisible des femmes, le travail « de care » auprès des personnes âgées, etc ..). »
« Mais l’intégration par le travail est elle aussi problématique. Dans la Constitution est inscrit le droit au travail. Mais cela vous conduit […] à l’obligation de travailler. […] [En prenant l’hypothèse d’] une personne qui […] n’a pas de travail et qui n’a pas de diplôme, qui n’est pas qualifiée. Bon. Quel emploi lui donner ? […] On va devoir lui imposer un emploi de mauvaise qualité. Elle ne voudra pas spontanément de cet emploi. Ou alors, […] c’était une des raisons pour lesquelles j’ai été pour le revenu inconditionnel et pas pour un revenu minimum conditionné et contractuel comme l’était le RMI, c’est qu’on demande aux gens de faire des efforts, on leur donne des «faux »emplois, dont la productivité est quasi-nulle […]Je pense que cette forme de socialisation par le travail est peut être pire que tout, parce qu’elle ne confère aucune dignité, laquelle procède de la valeur sociale de ce que l’on fait. Donc […] vous pouvez avoir un renversement dans votre raisonnement et vous dire […] [qu’il vaut mieux] leur donner de l’argent sans faire semblant de leur demander un « faux » travail en contrepartie […] qui serait peut-être humiliant et déstructurant. Ou alors au contraire vous pouvez penser que cela les force à faire quelque chose, que peut être que dans la journée ils vont rendre service à quelqu’un et que c’est mieux que rien. Ce n’est pas simple»
Est-ce que vous vous étiez intéressé aux expériences qui avaient été mises en place à l’étranger ?
« Le problème des expérimentations c’est : que signifieraient-elles si on les généralisait ? A quel échelon ? C’était un des problèmes du revenu minimum qu’on se posait : quel est le périmètre, la frontière ? Est-ce qu’il est mondial ? Parce que la logique du raisonnement est que si c’est le minimum qui confère de la dignité humaine, si c’est un droit humain au minimum, vous ne le versez que dans votre pays ? Il faut d’abord commencer à le verser au Burkina Faso, au Bengladesh, etc. ».
« L’Etat-Nation on peut le penser en terme d’espace de redistribution, c’est-à-dire : jusqu’où peut s’étendre l’espace de redistribution ? Jusqu’où sommes-nous solidaires ? Un Etat européen peut exister si les pays les plus riches acceptent une redistribution au bénéfice des moins bien lotis.On peut le souhaiter, mais est-ce le cas ? La crainte, au contraire, serait que se situer à l’échelle européenne serait un prétexte pour ne plus redistribuer, pour défaire l’Etat social. […] Au moins dans le cadre de cet Etat-Nation il y a encore de la redistribution. »
Quels outils et indicateurs sont mobilisables pour traiter un sujet comme celui-ci?
« S’il est universel, donné à tout le monde, vous tombez très vite à 300, 400 euros. »
« Si vous le ciblez, vous avez une contradiction : plus vous ciblez, plus il est élevé mais moins il est universel. »
« Est-ce que vous pouvez mettre votre dispositif en place ? Comment vous le financez ? Comment il s’articule à tout le reste ? Quels impôts pour le financer ? Quelles prestations ça supprime à côté ? »
Presque tous les travaux que nous avons étudiés sont militants. Pensez-vous qu’il est possible de faire preuve d’une « neutralité axiologique » pour étudier ce sujet ? Est-il possible de sortir du débat d’idées ?
Il y a du normatif : « Le seul fait de s’intéresser à cette question, c’est lié à vos valeurs, donc ce n’est pas neutre. »
Mais il y a du positif : « Il peut être de combien ? Quel est le montant ? Réfléchir avec des chiffres, des hypothèses, calculer une contrainte budgétaire, etc, ce n’est pas en soiidéologique. »
Pour vous quel serait l’impact du revenu de base sur la représentation que les gens se font du travail ?
« Il y avait cette idée que de tout temps, c’est plutôt le travail qui était dévalorisé, que c’était au contraire le loisir, le loisir aristocratique qui était valorisé. Et la vie, la vraie vie c’est peut-être s’occuper de ses enfants, écrire des poèmes, être dans un groupe de rock. »
« Et la crainte était la suivante : […] vous dégagez du loisir, et pour utiliser la catégorie de l’époque, le risque est que les gens ne vont pas écrire des poèmes, mais vont être affalés avec un pack de Kronenbourg devant TF1. Si l’on veut du temps libre pour des citoyens qui sont actifs dans l’agora ce n’est […] ce n’est pas du temps de cerveau disponible pour TF1 que l’on souhaite. »
« Les gens auxquels vous permettez de vivre sans travailler en les sortant d’un travail aliénant, vont-ils utiliser leur temps libre de façon créative ? Autrement dit, vont-ils l’utiliser comme des aristocrates ou comme des consommateurs de marchandises ?. Et là vous vous apercevez que cela suppose justement une formation. Donc il faudrait travailler à l’école pour avoir des loisirs de qualité si j’ose dire !. »
« Lorsque le temps oisif c’est du temps en négatif, c’est un temps creux par rapport à un temps d’activité de travail, c’est un temps vide, ça détruit l’individu au contraire. Le temps libre n’est pas bon « en soi » »
On a vu dans beaucoup de texte que le revenu de base pouvait être une alternative à la crise et notamment à la robotisation et à l’automatisation des usines. Donc nous nous demandions quel était votre point de vue sur l’impact du revenu de base sur cette robotisation et la réduction du temps de travail, mais ça vous venez de le dire ?
« On se disait alors (fin des années 80) que c’est parce qu’on ne voit pas que [la robotisation] est une bonne nouvelle, qu’on est dans une période de transition, qu’on ne voit pas que ce qu’il faut qu’on change c’est notre mode de fonctionnement dans la société. Autrement dit ce qu’on vit comme une calamité, la destruction des emplois, le chômage structurel dont je parlais, au contraire c’est une opportunité formidable : partageons-nous le travail, ayons plus de loisirs. Nous disions alors que nous allions vers une société dite post-travailliste. Et bien la suite a montré que c’était faux. Ce que l’on robotise, ce sont des emplois industriels. Or vous êtes dans une société de services. […] Nous avons besoin les uns des autres.. C’est le problème du « care » (infirmières, auxiliaires de vie, etc..) ». […] Je crois qu’il y a des tas de besoins non satisfaits (éducation, formation continue, aide aux personnes dépendantes, etc..) et que pour satisfaire ces besoins il faut des emplois. […] Ce qu’il n’y a peut-être plus c’est des emplois avec des gains de productivité, c’est-à-dire des emplois avec en même temps une croissance économique rapide de 5-6%. On peut au contraire souhaiter, dans des activités comme l’agriculture, substituer du travail à des méthodes intensives. »
Je pense que ce donc nous parlions était qu’en fait à Louvain justement ils ont fait une étude dans laquelle ils posent la question aux gens « qu’est-ce que vous feriez s’il y avait un RDB ? » et tous les gens disent qu’ils continueront à travailler pour avoir plus d’argent, ou alors qu’ils travailleront moins et qu’ils auront plein de projets, etc. et quand on leur demande ce qu’ils pensent que les autres feront, alors ces gens disent qu’ils pensent que les autres arrêteront de travailler.
« Tout le monde doit quand malgré tout travailler, et notamment doit travailler au sens où l’on devrait commencer par se partager les taches les plus ingrates, le dirty work. Celles-ci devraient être partagées. Les femmes sont bien sur concernées en premier chef parce que dans la vie domestique c’est elles qui se coltinent les tâches ingrates. »
Combien de temps est-ce que vous pensez nécessaire pour qu’une société accepte la mise en place d’un RDB ? Parce qu’on a vu qu’il y avait d’importantes distinctions entre le court et le long terme.
« Il faudrait de la croissance. Les gens sont d’autant plus généreux que leur situation s’améliore. C’est plus facile de partager un gâteau qui s’accroit. Or la croissance, du moins une certaine croissance, n’est pas souhaitable.»
« C’est l’une des contradictions de cette société : on l’a dit très individualiste, très « néo-libérale », mais le taux de prélèvements obligatoires approxime les 45%, le taux de dépenses publiques excède 50%. Alors cet argent est peut-être mal utilisé, mais vous êtes dans un pays où les gens qui ont une activité, qui travaillent, acceptent que la moitié de leur revenu soit redistribuée. » Peut-on aller au-delà ? Il est permis d’en douter.
« Or il demeure des besoins sociaux non satisfaits , d’éducation, de logement, de formation, etc… Donc par rapport à ces problèmes si vous me dites que votre priorité, ce serait avant tout un revenu inconditionnel généreux, je ne sais pas si je vote pour vous. Je veux voir comment cela se positionne par rapport au reste et quelle est votre hiérarchie de priorités. […]
Le MAUSS essayait d’articuler ça avec le don/ contre-don : symboliquement qu’est-ce que ça signifie de donner à quelqu’un quelque chose qui apparait comme inconditionnel ? L’idée c’est que vous avez le choix entre le contrat et le don. Avec le RSA vous êtes supposé faire un peu quelque chose en contrepartie donc c’est contractuel comme sur le marché. Et si c’était un don ? Cela poserait d’autres questions : qu’est-ce que cela a comme effet de recevoir quelque chose de façon inconditionnelle, au risque de ne pas pouvoir rendre ? Est-ce que les donataires se sentiraient obligés de rendre ou pas ? Quand vous aidez, le symbolique est très important aussi, il n’y a pas que le matériel. Vous êtes dans quelle catégorie ? Est-ce que c’est l’échange ? Est-ce que c’est le don ? »
« Je crois maintenant qu’il faut privilégier une justification en termes de droits et d’obligations. Est-ce que ça a un sens de se dire que j’ai un droit au travail ? Au logement ? A l’éducation ? A la santé ? Autrement dit quels droits et quelles conditions de réalisation de ce droit ? »