Lehman Brothers est l’arbre qui cache la forêt. Parallèlement à la chute de cette banque d’investissement, beaucoup de grands groupes financiers sont en chute libre à partir de 2007. Certains mettent la clé sous la porte, d’autres sont restructurés par un deus ex machina nommé Réserve Fédérale Américaine (FED). Les dominos tombent un à un et, logiquement, l’opinion publique est perplexe. Qu’est ce qui se trouve à la base de tout cela ? Quel est ce groupe d’individus, ou cette chose, qui est responsable de tous ces maux ? Il est évident que la faillite groupée des plaques tournantes de la finance mondiale a été causée par une combinaison complexe de facteurs. Mais il se trouve forcément un élément commun dans toutes ces tombées de rideaux. Les gens demandent des explications. « Trouvons quelque chose à leur dire, vendons un coupable ! » s’écrient les agences de presse, les grands penseurs. Au lendemain de la crise, il y a un phénomène de mode, une tendance générale à la critique des Credit Default Swaps. Question faciès, les CDS ont tout du coupable : leur marché est extrêmement opaque, une sorte de boîte noire dont on ne voit que l’entrée et la sortie, mais l’intérieur reste flou. Le but de cette rubrique n’est pas de savoir si le CDS est réellement un outil aussi nocif qu’il a été décrit, mais de s’interroger plutôt sur le processus quasi-consensuel de diabolisation médiatique de cet instrument. Un processus qui a été, il faut le reconnaître, très réussi car il a abouti sur une stimulation nette de la curiosité du public sur le sujet des CDS (voir section Les conséquences sur l’opinion publique) et, on peut le voir ainsi, la mise en marche de la machine de régulation européenne. Car comme un père qui doit recadrer son fils quand tous ses professeurs le grondent, l’Europe ne pouvait qu’enclencher un processus de régulation après un tel acharnement médiatique autour des CDS, qui est venu de tous les fronts : les grandes banques, les investisseurs et les économistes. Petit panel des critiques de grande ampleur des CDS au lendemain de la crise.
La Banque de France – L’institution qui met en garde
C’est dans le numéro 13 de la Revue sur la Stabilité Financière que la Banque de France tire la sonnette d’alarme en ce qui concerne les CDS. Le texte date de septembre 2009. La Banque de France publie chaque année un numéro de cette revue, qui compte environ deux cents pages et qui s’attache à faire le bilan annuel des politiques financières qui ont été mises en jeu, et d’en tirer les conclusions adéquates. Dans le numéro 13 [1], intitulé « Quel avenir pour la régulation financière ? », une section entière est consacrée au sujet « Credit Default Swaps et stabilité financière : quels risques ? quels enjeux pour les régulateurs ». Les auteurs de la rubrique portent un regard très critique envers les CDS, qui dans le numéro précédent, datant de 2012, n’étaient cités qu’à 9 reprises (dénominations « CDS » et « Credit Default Swap » confondues), quand il compte 131 occurrences dans le texte de 2009 (idem).
Tout ce qui y est dit sur les CDS va dans le sens d’une critique. L’article affirme que les CDS augmentent bien le risque systémique :
L’article tente même de démontrer scientifiquement que le marché des CDS influe sur celui des obligations des états, dans une mesure anormale selon certains critères :
Enfin, sur la question de la régulation, les auteurs laissent entendre que celle-ci est rendue ardue par le large éventail des CDS qui circulent sur le marché :
Warren Buffett – Le grand manitou se blanchit avant l’heure
On ne l’appelle pas l’ « Oracle d’Omaha » pour rien. Son intervention remonte en 2003, quand les Credit Default Swaps sont encore inconnus du grand public. Warren Buffet fait une déclaration qui fait l’effet d’une bombe (à retardement) : « Les Credit Default Swaps sont une arme de destruction massive ». Derrière cette hyperbole se dresse un investisseur qui est classé par le magazine Forbes, en 2003, comme détenteur de la deuxième richesse mondiale avec 30 milliards de dollars. Quand on sait que les CDS, et d’autres produits dérivés, sont les moyens modernes de faire des affaires aux dividendes mirobolants, il convient de prendre cette déclaration avec quelque peu de recul. Quelle est en est vraie teneur ? Serait-ce un moyen, un peu prématuré, de se dédomager de toute accusation d’utilisation frauduleuse de cet outil ?
Personne n’aura les moyens de le confirmer, et ce n’est pas le natif d’Omaha qui donnera la réponse. Mais la chronologie semble être favorable à cette thèse. Buffet s’est toujours montré critique envers les CDS. Ses déclarations sont toujours bien travaillées. En 2003, il emploie une métaphore très dure pour parler des CDS, et le 14 novembre 2011, sur le plateau de la CNBC, il limite les CDS a leur utilisation à découvert. L’exemple qu’il prend est très imagé : si je détiens une part de l’assurance incendie de la maison de mon voisin, je vais avoir tendance à vouloir provoquer l’incendie moi-même (« Because once you insure my house against fire and you may decide that, you know, that maybe dropping a few matches around my lawn might be a good idea. »).
© CNBC All Rights Reserved
Parallèlement à cette campagne de diabolisation, Warren Buffett a souvent été accusé d’avoir utilisé de manière frauduleuse des CDS. C’est le cas notamment lors de son audition par la Commission américaine d’Enquête sur la Crise Financière (FCIC) le 2 juin 2010. Pendant la séance de questions réponses, les commissaires demandent à Buffett s’il vend des CDS. Il répond de manière candide qu’effectivement il vend des assurances. « Tout comme faisait AIG donc » répondent les commissaires. Warren Buffet et les CDS, c’est peut être l’hôpital qui se moque de la charité donc.
Quelle est la portée de sa sortie médiatique ? Quand on s’appelle Warren Buffett, que l’on est une des figures de la finance mondiale, notre avis sur les placements, la conjoncture actuelle mais aussi les instruments financiers compte pour beaucoup chez les investisseurs, mais aussi chez le grand public. Quand en plus la déclaration qui est faite est courte et bien construite, cela a tout d’un crédo qui risque d’être scandé par ces individus.
Tout d’abord, auprès du grand public, force est de constater que la citation de Buffett n’a eu que peu d’impact au lendemain de sa sortie médiatique. Il faut attendre la crise financière et la fin d’année 2008 pour que les recherches Google de l’expression « financial weapons of mass destruction », traduction anglaise de « armes de destruction massive », explosent [2]. A noter que cette recherche génère 45 millions de résultat sur le moteur de recherche Google.
Source : Google Trends
De plus, en ce qui concerne les journalistes, la citation de Warren Buffet a elle aussi généré de nombreux articles. Sur la base d’Europresse, les recherches : CDS + « destruction massive » (31 résultats) CDS + « financial weapons of mass destruction » (80 résultats) totalisent à elles deux 111 résultats. A titre de comparaison, la recherche Buffet + CDS génère quant à elle 672 résulats. La citation phare de Buffett représente donc près d’un sixième des articles publiés concernant à la fois l’investisseur américain et l’outil CDS.
Jacques Attali – Le visionnaire ne présage rien de bon
Jacques a dit : « Arrêtez les CDS ». Jacques Attali est connu pour ses nombreuses prophéties économiques et financières. Les mesures qu’ils proposent sont parfois drastiques, mais son cursus scolaire (X Mines ENA IEP Dauphine) fait réfléchir à deux fois avant de parler de fantaisie. Sur la question des CDS, Attali est intransigeant. Les CDS ont joué un rôle de premier plan dans la crise financière de 2007-2008. Dès août 2008, dans une interview publiée dans le Monde [3], Attali exprime sa crainte vis-à-vis des CDS :
Sur ce point, la crise battant son plein en août 2008, il met les CDS au même plan que d’autres instruments financiers et les condamne fermement. Un an plus tard, il se montre beaucoup plus ferme sur son blog. L’article, encore une fois aux connotations prophétiques, intitulé L’heure de Vérité, est paru dans l’Express [4] :
Par cette déclaration, il ajoute donc à son discours le fait que les CDS soient intrinsèquement porteurs de risques, mais surtout, que les CDS peuvent être dénaturés ou dérivés pour donner des produits encore plus risqués. Il s’agit des CDS à découvert. Sa méfiance des CDS va crescendo et le 18 septembre 2011 [5], il déclare sur le plateau de iTélé, d’une manière très déterminée, que les CDS ne sont pas assez pris pour cible dans les maux de la finance mondiale, et qu’ils le devraient tant ils sont porteurs de risque et que leur marché est très opaque :
Source : www.youtube.com
Les conséquences sur l’opinion publique
En l’absence d’un sondage qui évaluerait la côte de popularité des CDS pour montrer les éventuelles retombées de cette critique généralisée des CDS, il est possible d’évaluer un suscitement exponentiel de la curiosité du grand public pour la thématique des CDS via Google Trends. Le graphique ci-dessous montre clairement qu’il y a eu un pic d’intérêt autour de la période 2008 2009 qui correspond aux vagues de méfiance que nous avons identifiées.
Source : Google Trends
[1] M. Gex, A. Duquerroy, N. Gauthier – « Credit Default Swaps et stabilité financière : quels risques ? quels enjeux pour les régulateurs ? », Revue de la Stabilité Financière, n°13, Banque de France, septembre 2009