Super Size it: L'opulence du système de financement du cinéma

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Comment le public s’oriente-t-il dans un contexte de transformation du marché ?

« La mutation hypermoderne a ceci de caractéristique qu’elle affecte dans un mouvement synchrone et global les technologies et les médias, l’économie et la culture, la consommation et l’esthétique ». (Source : Gilles Lipovesty et Jean Serroy dans L’écran Global, culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, La Couleur des idées, ed. Seuil, 2007)


Comme le laisse entendre cette citation, le cinéma et son système de financement se trouvent aujourd’hui profondément modifiés par les évolutions contemporaines telles que la mondialisation, le développement du numérique, et la globalisation.

Le public, qui correspond à un ensemble de personnes s’intéressant à une oeuvre, est le destinataire des productions audiovisuelles des producteurs et distributeurs, et ainsi l’un des principaux protagonistes au sein du système de financement du cinéma français. Mais le public, en tant que rassemblement d’individus divers, est difficilement prévisible. Cependant, on peut constater différents facteurs qui peuvent influencer son comportement. Nous avons choisi de nous intéresser à trois grands points qui influencent les choix du public. D’abord, le développement du numérique a modifié en profondeur le public, qui est devenu un public de tous les supports. Le contexte économique, social, culturel joue également un rôle important sur l’orientation du public. Enfin, la chronologie des médias s’adapte à ces évolutions et tend même à organiser le public.

La question qui se pose est la suivante : Comment les mutations du cinéma français orientent-elles les comportements du public ?

1) Quelle est l’effet du numérique sur l’orientation du public ?


Le développement du numérique se caractérise par trois grands phénomènes : une multiplication des écrans, une diversification de l’offre proposée au public, face auxquelles le public réagit en développant une « culture d’appartement » selon l’expression de Joëlle Farchy.

 La multiplication des écrans

 « L’émergence du piratage et de la vidéo à la demande, la multiplication du nombre de chaînes, y compris gratuites numériques terrestres, le développement d’une foule de nouveaux supports fixes ou mobiles pour voir des films, ont bousculé les usages et jeté des milliers d’oeuvres cinématographiques sur tous les écrans. (…) Bref, loin d’avoir disparu du petit écran, le cinéma est au contraire partout ». (Source : Alduy Manuel, « Les relations cinéma-télévision : entre compétition et interdépendance », Géoéconomie 3/ 2011 (n° 58), p. 105-110)

Comme le montre Manuel Alduy, directeur de Canal OTT chez Canal+, on peut observer une certaine diversification de l’offre et des supports avec le développement du numérique, ce qui joue sur les modalités de consommation du produit cinématographique par le public. Il s’agit donc d’un constat qui peut être fait de manière objective ; mais l’impact de cette diversification n’est pas vu de la même manière par tous les acteurs.

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multiplication des écrans

Source : disponible ici.

Dans son ouvrage Horizon Cinéma, Jean-Michel Frodon distingue trois caractéristiques propres au cinéma. D’abord, le cinéma exige l’utilisation de machines et de technologies, donc nécessite le recours aux sciences. Aussi, il s’agit d’un art qui ne peut être mis en oeuvre de manière solitaire, ce qui permet à Jean-Michel Frodon de le qualifier d’« art collectif ». Enfin, le cinéma est un art particulier au sens où il enregistre le réel. Selon lui, la première caractéristique – la nécessité du recours aux sciences – désigne aujourd’hui son appartenance à une ère en voie d’être dépassée, propre à l’âge du numérique. La création et la diffusion du cinéma recourent aux technologies électroniques ; par exemple, au niveau de la production, de nouvelles technologies plus performantes et plus pointues sont utilisées. Mais l’impact du numérique ne s’observe pas uniquement du côté de la production. La distribution, elle aussi, se voit fortement touchée par l’essor du numérique. En effet, le numérique est à l’origine du DVD, mais aussi de la projection numérique en salle, le développement de la projection grand format à domicile, la diffusion des films sur internet… On assiste alors à une véritable transformation du cinéma, mais qui n’est pas forcément synonyme d’anéantissement comme certains l’affirment. Jean-Michel Frodon adopte donc une vision « optimiste » face à ce phénomène de diversification des écrans ; face à d’autres acteurs plus pessimistes qui voient en cette multiplication un coup fatal qui serait porté au système du cinéma français.

Mais à ce développement des nouvelles formes de diffusion, on peut observer une chute de la fréquentation des salles. En effet, dans les années cinquante, le cinéma avait en quelque sorte un monopole des loisirs populaires, et atteignait par conséquent des taux de fréquentation records. Par exemple, un Français allait en moyenne 9,3 fois par an au cinéma, contre 3,1 fois par an en 2002, c’est à dire trois fois moins. Cela peut s’expliquer notamment par l’apparition de nouvelles technologies, telles que la télévision dans les années 60, puis le développement de l’électronique et du numérique.

Ainsi,  cette multiplication des écrans n’est pas vue par tous de la même façon. En effet, certains comme Jean-Michel Frodon considèrent cette diversification comme une évolution naturelle dans le processus de développement du cinéma français. Il serait donc plus pertinent de parler de « transformation » du marché du cinéma ; plutôt que  d' »anéantissement » ou de « fin » du cinéma. Cependant, il est non-négligeable que cette diversification des écrans a eu un impact considérable sur la fréquentation des salles, qui a subi une forte baisse depuis l’apparition de la télévision notamment.

La diversification de l’offre

La multiplication des écrans s’est ainsi traduite par une diversification de l’offre proposée au public. L’offre, autrefois limitée aux salles de cinéma, auxquelles s’est ensuite ajoutée la télévision, se trouve aujourd’hui démultipliée avec l’apparition de supports divers. Le public se trouve donc face à une multitude de possibilités de consommation.

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 « La numérisation fait surgir de nouveaux modes de production, de distribution et de consommation des biens culturels ou médiatiques. Or, la distribution est un élément critique de la structuration des marchés de contenus : c’est en effet par elle que les contenus se versionnent, se sélectionnent, se tarifient ». (Source : Olivier Bomsel et Cécile Chamaret dans l’article « Rentabilité des investissements dans les films français » CERNA, 3 octobre 2008)

 Le système de versionnage, comme le montrent Olivier Bomsel et Cécile Chamaret dans leur article « Rentabilité des investissements dans les films français » (CERNA, 3 octobre 2008. Disponible ici), permet de proposer au public de nouvelles offres du même produit. Ainsi, ce système permet de maintenir la diversité de la création, étant destiné à la commercialisation des formats : films en salle, télévision payante, DVD, télévision en clair… Cette « vente discriminée » vise donc, selon O. Bomsel et C. Chamaret à « maximiser la valorisation de chaque produit pour que les producteurs et les distributeurs puissent réinvestir dans une création qui maintient la diversité des préférences individuelles, malgré un échec ».  En effet, la demande du public est très diversifiée. L’offre proposée par les producteurs doit donc être adaptée à la demande, et ainsi doit impliquer une diversité des expériences de consommation.

« La France est le seul pays dont le circuit de salles continue, malgré les difficultés, à être diversifié. » (Source : Régine Hatchondo, directrice générale chez UniFrance, dans « Le cinéma français dans une compétition mondialisée » Géoéconomie 2011/3, n°58, 2011, p. 45 à 55)

Selon Jean-Marc Siroën dans son article « Le cinéma, une industrie ancienne de la nouvelle économie » publié dans la Revue d’économie industrielle (ersée, Vol. 91, 1er trimestre 2000, pp. 93-118. Disponible ici), les nouveaux supports en diffusion apparaissent de moins en moins comme concurrents mais de plus en plus complémentaires, permettant de répondre à une demande diversifiée des expériences de diffusion. Ainsi, cette diversification de l’offre et des supports permet donc de financer des productions s’adressant à un public plus large selon lui. Par ailleurs, il est nécessaire de souligner que d’autres auteurs insistent au contraire sur la baisse de la diversification du cinéma en France, comme par exemple Manuel Alduy, travaillant au service Internet de Canal +, dans son article « Les relations cinéma-télévision : entre compétition et interdépendance ». D’ailleurs, selon lui, la diversification des supports entraînerait une « crise d’indigestion », ce qui correspond à une vision pessimiste quant aux nouvelles formes de diffusion des films.

Cependant, on peut observer parfois un certain rejet de ces nouvelles formes : obstacles sociologiques, technologiques (concernant la taille de certains fichiers par exemple), mais aussi économiques. La salle conserve une certaine « aura » symbolique comme le rappelle Joëlle dans son ouvrage mentionné auparavant.

On peut donc observer que l’évolution des technologies s’accompagne d’une évolution des modes de supports. Cette diversification des supports peut ainsi être vue comme une réponse à la demande diversifiée et à des goûts très hétérogènes. Ainsi, on voit que les écrans sont de plus en plus nombreux, et la possibilité de voir un film de plus en plus facile également. Loin d’avoir disparus, les écrans et le cinéma se retrouvent partout.

Les positions adoptées face à cette diversification sont variées. En effet, certains considèrent ce développement comme se plaçant au sein d’une évolution, et constitueraient en quelque sorte un point de vue « évolutionniste » à ce sujet. D’autres mettent en avant la nécessité de modifier le système de financement du cinéma français ; et qualifient même d’ « indigeste » la diversification des supports (Manuel Alduy dans « Les relations cinéma-télévision : entre compétition et interdépendance » Géoéconomie 2011/3, n° 58, 2011, p. 105-110). Cette multiplication des écrans et des supports mène alors au développement d’une « culture d’appartement », selon l’expression de Joëlle Farchy.

La « culture d’appartement »

« Les gens maintenant ont Netflix, la VOD, les gens sont de mieux en mieux équipés en matériel de son, ils ont des rétro-projecteurs, ils sont des écrans… (…) Résultat, le confort du canapé ». (Source : Entretien avec un producteur de cinéma et télévision.)

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On peut alors observer une sorte de glissement progressif vers des activités se rapportant à l’audiovisuel qui peuvent être pratiquées à la maison. C’est ce que Joëlle Farchy appelle, dans son ouvrage L’industrie du cinéma (PUF, ed. Que sais-je, 2004), la « culture d’appartement ». Cette évolution reflète notamment l’importance de la télévision de masse, développée en France dans les années soixante. L’écart entre la consommation des films en salle et à domicile se creuse de plus en plus. Sur cent films vus chaque année par les Français, seulement deux sont vus en salle. Ainsi, on peut constater que la consommation domestique était bien présente avant même le développement du numérique. Ces nouvelles formes de consommation à domicile permettent donc à n’importe quel individu d’accéder à un large panel de films chez lui, ce qui s’inscrit donc dans une logique d’ « accessibilité ». C’est aussi ce que montre Jeremy Rifkin dans L’Age de l’accès, qui a pour objectif de décrire la révolution produite par l’essor d’Internet et des activités de service.

 « Les techniques de compression numérique permettent d’envisager des formes de distribution des produits culturels différentes de celles traditionnellement utilisées. Les progrès en matière d’électronique grand public et de télématique favorisent de plus en plus la consommation domestique déjà très présente dans les pratiques culturelles ». (Source : Joëlle Farchy dans La Fin de l’exception culturelle ? CNRS Communication, CNRS éditions, 2002)

VOD

Source : disponible ici.

Il existe différents supports que nous avons rapidement mentionnés auparavant. Tout d’abord, par la télédiffusion, des centaines de chaînes de télévision se répartissent selon leur contenu, leur mode de financement, de diffusion, etc. La télévision multiplie les offres de chaînes disponibles et permet d’accéder à de nouveaux services comme la VOD. C’est cet essor de la télévision qui s’accompagne d’un effondrement de la fréquentation en salle. De plus, depuis l’arrivée de Canal + en 1984 et l’essor des chaînes commerciales, le nombre de films diffusés à la télévision n’a cessé d’augmenter. 

D’après le rapport Le Cinéma à la télévision, le nombre de films passés à la télévision a augmenté progressivement. Entre 1965 et 1995, leur diffusion a été multipliée par dix, et par quinze si on inclut Canal +.

Aussi, l’apparition du DVD et du Home Cinéma contribue à l’expansion du marché du cinéma à domicile. Aujourd’hui, le DVD amorce un certain déclin cependant.

  • En 2007, les Français ont dépensé 1,48 milliards d’euros en achats de vidéogrammes, tandis que le taux d’équipement des foyers français en lecteur de DVD correspond à 83,6% (selon CNC, « La vidéo, dans CNC, Bilan 2007) .
  • Le DVD représente un média privilégié, son chiffre d’affaire a été multiplié par 153 entre 1998 et 2002 (d’après Les Chiffres clés du CNC 2002).
  • Cependant, on remarque que le marché du film en DVD régresse régulièrement : -8,2% en valeur en 2012 sans que le Blue-ray ne prenne le relais attendu. Au total, en 2012, la vidéo physique « film » a perdu 8,2% de son chiffre d’affaires par rapport à 2011 et la moitié depuis 2003 (données du Rapport Bonnell)

Enfin, Internet a permis de renouveler les méthodes de diffusion comme la radio pour la musique ou la télévision pour les images, à travers des modes d’accès gratuits ou payants. Et par ailleurs, l’émergence des séries a permis d’augmenter le niveau d’exigence du public.

« Après, effectivement, le danger, à long terme, pour le cinéma, c’est l’émergence des séries, et des excellentes séries, qui sont très appréciées » (Source : entretien avec Grégoire Poussielgue)

Cependant, comme le montre Grégoire Poussielgue, si les séries ont permis d’augmenter le niveau d’exigence du public ; elles présentent donc une certaine menace pour le cinéma français. En effet, on a aujourd’hui de très bonnes séries, avec de très bons scripts, ce qui implique une une ré-évaluation des exigences du public, comme le rappelle le directeur adjoint de production chez Pathé Productions dans notre entretien :

« Le niveau d’exigence des gens qui est augmenté par le visionnage de séries. À partir du moment où t’es habitué à voir House of Cards, Game of Thrones, Walking Dead, tout ça… Bah forcément ton niveau d’exigence en terme de narration, en terme de production, en terme de jeu d’acteur est élevé et forcément quand t’as quelque chose qu’est un petit peu moins à la hauteur, tu préfères rester chez toi plutôt que d’aller au cinéma »

Selon Gilles Lipovetsky et Jean Serroy dans L’écran global culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne (La Couleur des idées, ed. Seuil, 2007), l’art du grand écran était l’art du XXème siècle. Cette évolution correspond selon eux à un passage de « l’écran-spectacle » à « l’écran-communication », caractérisé par l’apparition d’un nouveau type de consommateur, un « hyper-consommateur », à la recherche d’un nouveau type de films qui seraient entre autres de plus en plus sensationnalistes, une esthétique high-tech, des images chocs. Mais ces bouleversements n’impliquent pas selon eux la mort du cinéma. Ils estiment que le cinéma a toujours été inscrit dans une logique de mutation, sans cesse modifié par l’apparition de nouvelles technologies, avec d’abord la diffusion de la télévision, puis aujourd’hui le développement du numérique.

Ici aussi, on peut constater des points de vue plutôt nuancés sur cette question. Joëlle Farchy dresse un constat en s’aidant de chiffres et de données statistiques, ce qui lui permet de constater un certain déclin du marché du DVD par exemple : il s’agit selon elle de trouver de nouvelles alternatives. D’autres acteurs tels que G. Lipovetsky et J. Serroy dressent dans un premier temps un tableau qui semble bien sombre concernant l’avenir du cinéma français ; mais nuancent finalement leur propos, à la manière de Jean-Michel Frodon en insistant sur l’idée suivante : en fait, la transformation subie par le cinéma français et son système de financement serait inscrite dans une logique de mutation sans cesse renouvelée. Il s’agit donc de considérer que cette « culture d’appartement » ne doit pas être vue comme « bonne » ou « mauvaise » ; mais plutôt comme une évolution avec laquelle il faudrait composer aujourd’hui.

Nous avons donc vu que le développement du numérique a fortement influencé le système de financement du cinéma, et par conséquent, l’orientation de la consommation du public. Ce dernier se voit également influencé par des facteurs plus difficilement mesurables, tels que le fait d’appartenir à un pays ayant une culture et une langue propres à lui, mais également comme le facteur du contexte socio-économique.

2) Quels sont les impacts des facteurs socio-économiques ?


  « Et le cinéma comme pratique artistique collective, comme point de vue singulier sur le monde, comme héritage culturel de notre pays, en sort toujours perdant. » (Source : Rapport Bonnell).

Comme le rappelle le Rapport Bonnell, le cinéma reste une activité inscrite dans un contexte culturel ; mais également économique et social. Ces facteurs peuvent jouer un rôle important sur les comportements du public.

D’abord, certaines études ont été menées afin d’observer les profils des individus fréquentant les salles par exemple.

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Par exemple, selon Joëlle Farchy, dans Et pourtant ils tournent, Economie du cinéma à l’ère numérique (Médias essais, INA éditions, 2011), il existe trois publics : les assidus, les découvreurs, et le public occasionnel. Elle constate dans son étude que les assidus (qui correspondent aux Français de plus de six ans qui fréquentent les salles au moins une fois par semaines) représentent seulement 4% du public, mais 30% des entrées. Elle constate par ailleurs que l’âge est déterminant pour expliquer les pratiques culturelles : selon elle, le public européen est un public jeune. En effet, les moins de 25 ans représentent 39% des entrées dans les salles en 2002. Aussi, on peut apercevoir que les consommations culturelles augmentent avec la taille de la ville, par exemple, Paris correspond à 1/5 des entrées du pays. Enfin, l’appartenance socio-professionnelle est déterminante sur la fréquentation des salles. Les membres de familles de cadres, de professions intellectuelles supérieures et de professions intermédiaires représentent en 2002 17% de la population totale, et 21% du public cinématographique et 27% des entrées. Ainsi, ces divers facteurs permettent aux producteurs de cibler leurs offres vers tel ou tel public, comme l’évoque un directeur adjoint de production au sein de Pathé Productions dans notre entretien :  » Kev Adams a une notoriété tellement gigantesque que tu compenses « .

Il s’agit ici d’une vision du public comme étant une entité que l’on peut appréhender grâce à des statistiques et en utilisation une catégorisation de la population telle que les catégories socio-professionnelles.

D’autre part, le contexte économique peut aussi avoir une certaine influence sur le choix du public.

Dans un contexte de crise économique par exemple, le public se renseigne plus sur le film avant d’aller le voir, afin de « rentabiliser » son achat. En effet, le cinéma est un bien d’expérience. D’un point de vue économique, cela signifie que le public ne peut connaitre l’utilité et la qualité du bien avant de le consommer. Il va donc procéder à une recherche d’informations afin d’orienter son choix, comme l’illustre la phrase suivante d’un responsable adjoint de production chez Pathé :

 « Il n’arrivent pas devant le cinéma en se disant « Tiens, qu’est ce que je vais voir ? ». Non, tu te décides à l’avance ». (Source : entretien avec un responsable adjoint de production chez Pathé).

Le public est donc ici considéré comme un agent imprévisible, mais également rationnel, au sens où il va chercher à orienter son choix par le biais d’une recherche d’informations. Dans ces conditions, il s’agit donc pour les producteurs ou les distributeurs de rendre leur film le plus attractif possible afin d’attirer le public.

Enfin, le fait d’appartenir à un pays, à une culture propre, influence indirectement les goûts du public.

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« Nombre de pays souhaitent aussi développer leur propre cinématographie. Fondu, absorbé, voire dévoré par la culturel mondiale de masse, chacun a aussi besoin de refuge de ses propres valeurs, de se sentir culturellement singulier ». (Source : Régine Hatchondo, dans « Le cinéma français dans une compétition mondialisée » Géoéconomie 2011/3, n°58, 2011, p. 45 à 55).

Le cinéma est un bien culturel, appartenant à l’industrie des médias. De ce fait, les produits qui sont proposés au public ont un certain sens et signifient au public qui les reçoit selon les repères culturels du public. Ainsi, la question de langue est primordiale. L’industrie cinématographique d’un petit ou moyen pays monolingue va s’adresser à un public beaucoup plus restreint, et avec des codes culturels bien précis, plutôt que l’industrie d’un large continent monolingue, comme la culture anglo-saxonne par exemple. En effet, l’industrie américaine du cinéma a bien plus de ressources que l’industrie française, ayant une propension à exporter plus large que celle des pays plus étroits. On peut donc observer des effets d’échelle, qui sont plus favorables à de grands pays monolingues par rapport aux pays ayant des singularités linguistiques et culturelles marquées.

 « Si vous n’établissez pas de règles de protection dans le pays défavorisé, vous êtes rapidement submergé par les produits américains. Donc il faut mette en place des règles de protection qui vont permettre de drainer les financements dans une activité qui est structurellement moins rentable que l’équivalent américain ». (Source : Entretien avec Olivier Bomsel).

Comme l’explique Olivier Bomsel, pour palier ces différences entre le géant américain et un petit ou moyen pays monolingue, ils s‘agit pour ce dernier de mettre en place une certaine règlementation visant à protéger et favoriser son industrie cinématographique face à la concurrence étrangère. Cependant, mettre en place une règlementation est une entreprise compliquée compte tenu du fait que l’industrie évolue de manière permanente et de plus en plus rapide avec la numérisation.

“Donc vous avez dans cette industrie, ce que les économistes appellent des économies d’échelle qui sont beaucoup plus favorables aux grands continents monolingues qu’aux petits ou moyens pays avec des singularités linguistiques et culturelles très fortes. Un film qui s’adresse à 350 millions de spectateurs a un revenu potentiel 5 fois supérieur à un film qui parle à 70 millions seulement“ (Source : entretien avec Olivier Bomsel)

Ainsi, le facteur culturel peut jouer sur les goûts du public de différentes manières : consciente, inconsciente ; abstraite ou non, etc. Par exemple, comme le montre Olivier Bomsel, le facteur linguistique a un poids décisif dans l’orientation des stratégies de protection ou de promotion d’un cinéma national. Ou bien, Joëlle Farchy établit différents « profils-types » de consommateurs du bien cinématographique. Cependant, il s’agit de noter que ces facteurs restent difficiles à mesurer en raison de leur abstraction et de leur complexité. Le public reste un élément imprévisible et difficilement appréhendable.

3) Quel est le rôle de la chronologie des médias ?


La chronologie des médias se voit modifiée par le développement du numérique. Elle va ainsi orienter les choix du public, puisque leur consommation du bien cinématographique est structurée dans le temps par cette réglementation, et va, par ce biais, faciliter certains comportements tels que « le confort du canapé » évoqué auparavant.

 « Enfin, l’avènement du numérique et d’Internet a été vécu en France comme une menace des équilibres en jeu par tous les acteurs de la chaîne de production et de diffusion : quid du respect du droit d’auteur ? quid de la chronologie des médias, pilier de notre système de financement ? » (Source : Régine Hatchondo dans « Le cinéma français dans une compétition mondialisée », Géoéconomie 2011/3, n°58, 2011, p. 45 à 55).

Comme le rappelle la directrice générale d’UniFrance, la chronologie des médias est un enjeu de taille pour les producteurs ainsi que les distributeurs, notamment pour attirer le public vers un film ; mais aussi car le système de financement repose sur elle. L’apparition de nouvelles formes de diffusion et de nouveaux supports a modifié la chronologie des médias en profondeur. Avec cette évolution numérique, les entrées aujourd’hui se concentrent sur un nombre réduit de titres qui sortent dans de plus en plus de salles. La chronologie des médias apparait ici comme un enjeu de taille. Cet élément est fortement lié à la diversification de l’offre et des supports ; car cette dernière va modifier en profondeur la chronologie des médias.

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Voici quelques données manifestant son évolution :

- Dans les années 60, un film réalisait sa carrière sur 2 ou 3 ans d’exploitation

- Dans les années 70, dans les 4 premiers mois

- En 2002, dans les 4 premières semaines

Selon Joëlle Farchy, dans L’industrie du cinéma, PUF, ed. Que sais-je, 2004.

 

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Source : disponible ici.

Ainsi le passage par la salle est une étape obligatoire, une étape technique, servant de point de départ pour pouvoir effectuer la sortie en VOD et la diffusion télévisuelle. On voit donc que le développement du numérique a fortement influencé la chronologie des médias. Les stratégies de production et de distribution, étant adaptées à cette chronologie des médias, évoluent donc au cours du temps.

 « Si le film ne sort pas en salle, ce n’est pas un film de cinéma. Donc pour que votre film soit qualifié de film de cinéma, il doit être sorti en salle ». (Source : Entretien avec un producteur de cinéma et télévision).

« En France, nous sommes encore dans ce truc : c’est le nombre d’entrée qui fait office de passage obligé pour un film. Un film qui ne passe pas en salle, bon il y a des exceptions mais généralement, il ne pourra pas avoir de succès, et aura vraiment peu de chance d’être diffusé que ce soit sur les chaines de télévision ou sur d’autres supports. » (Source : Entretien avec un chargé des SOFICA au sein du CNC)

Les entrées en salle sont par ailleurs déterminantes pour les chaînes de télévision. En effet, un film étant d’une part passé par la salle, et ayant fait un certain nombre d’entrées d’autre part, aura plus de chances d’être diffusé sur les chaines de télévision, mais aussi sur d’autres supports. Ainsi, le passage en salle est une étape décisive de la chronologie des médias, et une étape obligatoire pour qu’un film soit considéré comme tel en France. Cette idée peut être considérée à la fois comme une habitude française, et une conséquence de la régulation. En comparaison avec le système américain par exemple, un film peut être monté avec un budget important pour finalement ne pas être diffusé en salles, mais directement en VOD.

D’autre part, la chronologie des médias favorise aussi la « culture d’appartement » (expression de Joelle Farchy dans L’industrie des médias, PUF, ed. Que sais-je, 2004). En effet, sachant que la VOD apparait quatre mois après la sortie d’un film et que le public est de mieux en mieux équipé, la plus-value du cinéma tend à se réduire. Une partie du public aurait en effet tendance à attendre la sortie en VOD pour regarder un film chez soi, plutôt que d’aller au cinéma, comme l’a souligné un directeur adjoint de production chez Pathé Productions dans son entretien en utilisant l’expression du « confort du canapé ».

 En fait la chronologie des médias est le reflet de l’équation du cinéma du financement des films.” (Source : Entretien avec Grégoire Poussielgue).

« On a aussi un problème au niveau de la chronologie des médias. Mais c’est très compliqué de changer ça car tous les investissements et tout le financement reposent la dessus. C’est tout un système très difficile à faire bouger. »  (Source : Entretien avec un chargé des SOFICA au sein du CNC)

La chronologie des médias, en tant que système réglementaire, reste un élément difficile à modifier étant donné que tous les investissements et le système de financement d’un film reposent dessus. Dans un contexte de multiplication de supports due au développement du numérique, la chronologie des médias a aussi pour objectif de protéger la salle, qui possède une exclusivité absolue sur le film pendant quatre mois.

Ainsi, la chronologie des médias, enjeu de poids, est intimement liée au développement du numérique. Malgré une forte chute de la fréquentation des salles, le passage d’un film en salle reste obligatoire ; ce qui est critiqué par certains acteurs comme le producteur que nous avons interrogé, en comparant notre système au système américain, dans lequel un film peut sortir directement en VOD. Elle induit même certains effets pervers, comme le montre Joëlle Farchy par exemple : en effet, elle favorise la culture d’appartement, et incite encore moins le public à fréquenter les salles. Mais il s’agit également de souligner que la chronologie des médias a un rôle protecteur envers la salle ; et sans laquelle la fréquentation de cette dernière pourrait s’effondrer, comme l’imaginent certains acteurs.