Actions et tensions entre les acteurs

Les acteurs de la controverse interagissent par leurs actions concrètes et locales, chacun tentant de jouer un rôle pour « modifier » l’expérience de la frontière des migrants. Les actions associatives au sein du camp de Calais ont pour logique d’ancrer davantage le camp dans l’espace urbain et de permettre sa continuation, par le fait qu’elles apportent de l’aide aux migrants. Certains collectifs, comme No border, on également oeuvré contre les actions des acteurs politiques, davantage portés sur une logique de destruction du camp et de construction d’autres espaces, plus réduits et temporaires. La confrontation des acteurs est liée à une perspective, notamment temporelle, différente, et se traduit dans les actions : nous essayons ici de présenter quelques actions concrètes réalisées à Calais, et de montrer en quoi des tensions peuvent en résulter.

Actions concrètes et recherche scientifique

Antoine Hennion nous a présenté le projet auquel il participe en tant que chercheur. Le projet est relié à l’organisme PEROU, Pôle d’exploration des ressources humaines, dans le cadre du centre de sociologie de l’innovation de l’Ecole des Mines. Le PEROU est un “laboratoire de recherche-action”, comme mentionné dans son manifeste. Il se concentre sur la ville et a vocation à lier l’action sociale et architecturale.  Son action se situe du côté de l’enquête, du pragmatisme, dans la continuité de la sociologie pragmatique et réaliste défendue par le sociologue.
Dans le cadre de Calais, il s’agit de recréer des lieux de sociabilité, en déployant des moyens architecturaux pour rendre à la “jungle”, au bidonville, un aspect de lieu de vie et d’interaction. Les membres de l’association proposent une continuation de la “new jungle”, la mettant au centre de l’attention d’une vie collective, et non plus en périphérie de la ville de Calais. La new jungle est une partie du camp où se développent de petites écoles, des commerces, des lieux de culte. Le projet dispose d’un budget de 65 000 euros et mobilise plusieurs acteurs (des architectes, des artistes, des urbanistes par exemple) entre octobre 2015 et décembre 2016. L’association souligne cependant le manque de temps et de moyens financiers pour ces initiatives, qui ne sont pas suffisamment encouragées par le gouvernement, qui tend à détruire les espaces créés, plutôt qu’à en former de nouveaux et à approfondir les efforts déjà fournis. Une ville peut être considérée d’une certaine manière comme “un bidonville réussi”, et il s’agit de l’esprit de cette action.

On voit que cette action concrète souhaite ancrer dans le temps et l’espace le camp de Calais pour lui donner une réelle visibilité et un moyen d’exister autrement qu’en tant que camp.

Les citoyens acteurs, à Calais et en dehors

Les avis divergent cependant quant à l’attitude globale à adopter à propos de la situation de Calais. Nous avons été interroger cinq personnes à ce sujet, d’âge plutôt homogène (entre vingt et trente ans). Nous avons pu observer que les avis divergeaient. Une des personnes interrogées proposait de « relocaliser les migrants dans des camps plus proches de leurs frontières d’origine » et de « charger l’Union Européenne de financer ces camps », alors qu’une autre soutenait que « nous avons les moyens matériels d’accueillir l’ensemble des migrants au sein de l’Europe, par exemple par un système de répartition et nous avoir un devoir en tant qu’humain de le faire, quitte à instaurer un système de visa temporaire qui prendrait fin à la fin des conflits des pays d’origine des migrants ». Les avis sont mitigés et la parole de personnes non impliquées directement peut être comparée au discours de certains acteurs plus impliqués. La proposition de « relocaliser les migrants » dans des espaces plus proches de leur lieu de départ est en effet appliquée depuis les accords de l’Union européenne avec la Turquie, qui prévoient de renvoyer les migrants irréguliers à la frontière turque, dispositif financé par l’Union.

Si ces personnes ne sont pas concernées dans leur quotidien par les conséquences du camp à Calais, d’autres citoyens le sont, comme les commerçants calaisiens. L’influence du camp déborde son extension géographique et a également des répercussions sur la ville même de Calais et son économie. Les commerçants exercent une pression sur les élus locaux car ils se sentent « abandonnés » depuis les accords du Touquet du 4 février 2003, qui placent la frontière avec l’Angleterre sur la côte française. Ils dénoncent le manque de légifération pour tenter de limiter ce que l’on pourrait appeler les « externalités négatives » qu’ils subissent. La chambre de commerce et plusieurs industries du Calais annoncent une perte qui peut atteindre 50 % du chiffre d’affaire et souhaitent une indemnisation individuelle, ce qui reviendrait à internaliser une partie des coûts externes engendrés par le camp. Jean-Marc Ayrault prévoit une « remise partielle ou totale de l’impôt dans les cas les plus graves ». Les clôtures et les barbelés qui entourent les commerces, parfois les violences qu’ils subissent (d’après l’article de Delphine de Mallevoüe publié le 25 mai 2016 dans Le Figaro) sont en revanche toujours présents et peuvent se manifester à nouveau dans le futur.

Liens entre les acteurs : écrivain et associations, des objectifs différents de ceux des pouvoirs publics

Les différents objectifs des acteurs peuvent être source de tension. L’écrivain Laurent Gaudé, dans son article dans le journal Le 1, “Ci-gît la France” – qui est une plongée dans les camps de Calais et de Grande Synthe – souligne l’absence de vision gouvernementale et l’abandon de la ville et de la région qui affronte seule la situation. La vision sécuritaire est celle qui est abordée par le gouvernement, qui développe seulement de petites stratégies, donne alternativement des signes sécuritaires, d’autres parfois humanitaires. La tension entre l’humanitaire et le sécuritaire est une dualité qu’il faut prendre dans sa totalité, et accepter : nier un équilibre s’apparenterait à un comportement idéaliste qu’il faut, pour Laurent Gaudé, refuser. Paradoxalement, relativement peu de réfugiés sont à Calais : on compte entre quatre et cinq mille personnes. C’est ce qui appelle l’écrivain à parler de “pourrissement de la situation”, qui pourrait être résolue avec des moyens déjà existants, mais qui ne s’améliore pas. Certaines personnes, cependant, viennent apporter leur contribution et pallient au sentiment de honte que Laurent Gaudé disait ressentir lors de l’émission :  plusieurs associations comme l’Auberge des migrants ou la Vie active ont été fondées sur le terrain. Leurs contributions sont réelles et nécessaires au maintien du camp. Elles caractérisent une énergie, une volonté d’accueil, au sein de la communauté politique. Peut-être, pour Laurent Gaudé, avons-nous besoin de confrontation réelle, visuelle avec Calais, ce qui pourrait déclencher une solidarité nationale et européenne. La mobilisation peut prendre une forme particulière selon le domaine de spécialité de chacun.

Dans une émission radiophonique de France Culture en mars 2016, l’anthropologue Michel Agier rappelle que le camp de Calais a été détruit trois fois (en 2002, 2009 et 2016) depuis la création du camp de Sangatte en 1999. Il commente cette politique en la liant à ses ouvrages Gérer les indésirables (2008, Flammarion) et Un monde de camps (2014, La découverte). Selon le chercheur, la notion d’encampement est clé pour comprendre les actions politiques à Calais, qui correspondent à « des politiques qui consistent à mettre des gens dans les camps faute d’avoir une réflexion politique sur le sens de leur mobilité ». Il s’oppose à la destruction de ces lieux qui se dynamisent, développent une vie culturelle avec la création de restaurants, de théâtres, d’écoles, en rappelant qu’on « ne supprime pas le problème en supprimant les camps » et qu’il « faut justement aider à les transformer ».

On voit donc que, malgré des tensions, les associations, les intellectuels et les chercheurs impliqués dans la controverse trouvent un terrain d’entente sur la nécessité de développer les actions concrètes et locales à Calais. L’opposition se fait essentiellement avec les acteurs institutionnels, que sont l’Etat et les collectivités territoriale, dans leur manière de proposer une réponse à la crise. Les tentatives de l’Etat pour résoudre la crise sont largement récriées par de nombreux acteurs (ici, représentés par notre analyse des points de vue notamment de Michel Agier, Laurent Gaudé et des actions de certaines associations).

La situation à Calais est représentative, à une plus large échelle, d’une opposition continuelle à propos des solutions à apporter pour les migrants bloqués aux frontières et « encampés » dans un espace sans visibilité.

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