“Peut-on s’affranchir des frontières ?”
C’est la question posée le 15 octobre 2015, lors de l’émission télévisée présentée par Franz-Olivier Giesbert, Les grandes questions, sur France 5. L’essayiste et philosophe Régis Debray et le sociologue Edgar Morin ont confronté leurs points de vue à propos des frontières. Est-ce encore un outil opérant aujourd’hui ?
Les acteurs sont en confrontation sur le sujet, mais plusieurs défendent une pertinence de la frontière comme outil pour gérer les flux migratoires et, bien plus, comme une présence nécessaire pour maintenir la paix et organiser et partager l’espace. Nous analysons dans cette partie les points de vue de ces acteurs, en les confrontant dans leurs nuances.
Régis Debray est philosophe et écrivain, ancien membre de l’Académie Goncourt, professeur de philosophie à l’Université de Lyon. Il dirige la revue Médium, transmettre pour innover, qu’il a créée en 2005. Il donne le 23 mars 2010 une conférence à la maison franco-japonaise de Tokyo à propos des frontières, et c’est cette conférence qui est reprise dans son Eloge des frontières. Cet ouvrage se dresse contre le “sans-frontiérisme” qui est considéré par Régis Debray comme “un leurre, une fuite, une lâcheté”. Le philosophe se place donc contre l’abolition des frontières, mais pour une porosité de celles-ci constituant une certaine forme d’ouverture.
Pour lui, les frontières sont un rempart contre l’uniformisation, la pensée unique et la perte des identités. Elles s’opposent aux murs, en construction et en multiplication aujourd’hui, qui sont des barrières infranchissables. La frontière a un rôle ambivalent et dialectique, : son établissement permet de résoudre des conflits, puis en crée de nouveaux, il s’agit à la fois “du meilleur et du pire”, dans une logique cyclique de transformations continues. La frontière est nécessaire à l’obtention de la paix pour Régis Debray. Elle est en opposition avec le totalitarisme et la pensée unique. Pour exister, une frontière doit être constamment dépassée, pour cette raison, elle ne peut être abolie. Les frontières découpent, séparent et forment des lieux qui montre une différence et délimitent différents groupes de populations. Le sacré est inhérent aux frontières pour Debray, les rend intouchables par la loi. Selon lui, sans sacré, une société n’est pas concevable.
Le journaliste et écrivain Robert Solé, dans un article du journal Le 1 (« Le mot de Robert Solé, [Frontière] », avril 2016), cite l’ouvrage de Régis Debray et appuie son point de vue. Il regrette que dans le climat actuel, une lecture négative des frontières soit faite par de nombreux acteurs, notamment dans l’association entre « sans » et « frontière ». La frontière est vue comme négative et à rejeter, évoquant « des murs, des barbelés, le rejet de l’étranger ». Robert Solé considère que cela ne devrait pas être le cas et propose de considérer les frontières comme un outil de paix, permettant « à des peuples de se constituer en tant que nation ». Il ne s’agit pas pour le journaliste de soutenir l’utilisation faite des frontières aujourd’hui, mais bien de ne pas les décrier et de s’appuyer sur elles pour garantir un ordre social respectueux :
La question est de savoir comment se donner des frontières humaines, intelligentes. Non bornées, si l’on peut dire.
Dans ce cadre, les frontières ne doivent pas être abolies mais redéfinies. Par ailleurs, Régis Debray considère que la disparition des frontières n’est pas une menace réelle, mais que la multiplication des murs en est une. On observe une résurgence de l’archaïque, de ce qui nous paraissait passé : le tribal, l’ethnique, le religieux. Cette résurgence est signe qu’une unicité n’est pas souhaitable ni possible, qu’une identité propre tend à être conservée. Ceci permettrait de conserver une pluralité, une internationalité : des relations entre plusieurs cultures, religions, en passant de l’une à l’autre. La frontière remplit ce rôle de protection, de passage et de sacralité.
Lors de l’émission télévisée du 15 octobre 2015, le philosophe se défend d’être nationaliste et considère ce qualificatif comme une insulte. Il se décrit en revanche comme patriote et déplore le repli de la France sur le continent. Il constate et déplore également la “perte de l’hégémonie” française.
Régis Debray se positionne contre une abolition des frontières et pour une relative ouverture de celles-ci, garantissant la diversité et le passage culturel. C’est un acteur persuadé de la pertinence, et même de la nécessité des frontières aujourd’hui. Ce concept remis en question est donc toujours défendu sur plusieurs plans, tant politiques que sociaux et donc structurels.
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