Calais : une situation de crise majeure

Dans notre objectif de présenter le cas du camp de Calais comme représentatif d’une situation de crise migratoire, nous tentons ici de présenter la situation actuelle et les problématiques, notamment politiques et identitaires, qui sont en jeu.

Précarité et instabilité

Le camp de réfugiés au sein de la ville de Calais est un point névralgique de tensions entre migrants et autorités. Il constitue la dernière étape pour de nombreux migrants qui souhaitent rejoindre l’Angleterre. De nombreux incidents entre des migrants et des autorités ont lieu depuis plusieurs mois. Il accueille aujourd’hui entre quatre et six mille migrants de plusieurs nationalités – syrienne, afghane, soudanaise notamment – dans différentes parties de la ville : près du port, de l’autoroute menant à l’Eurotunnel, et majoritairement dans une zone classifiée « Seveso », c’est-à-dire comportant des risques chimiques liés à l’industrie.

Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Calais_refugee_camp_4.JPG
Michal BELKA, 18 juin 2015, Centre de jour Jules Ferry du camp de Calais (Photographie). Disponible sur Wikimedia commons, consulté le 20 mai 2016

La mairie de Calais  gère la situation des migrants à un niveau d’action plus englobant que d’autres acteurs, du fait de sa légitimité à l’action et de l’importance – relative – de ses moyens, notamment financiers. Face au nombre de réfugiés, elle a récemment choisi de démanteler la jungle de Calais le 19 février 2016. Le camp est donc un lieu d’habitation menacé, à la fois par sa situation géographique dangereuse et par l’action des pouvoirs publics qui répondent à des logiques différentes de celles des migrants qui habitent le camp. L’instabilité est caractéristique de cet espace et accentue un caractère de crise.

Les conditions de vie y sont insalubres. Situé à la sortie d’une autoroute, le camp représentait en 2015 plus de « dix-sept hectares de bidonvilles » (selon un article de France TV Info de novembre 2015). Le sol est inondable, et des épidémies circulent. Les dispositifs sanitaires sont largement insuffisants pour le nombre de réfugiés. Cependant, de nombreux repas sont distribués par jour, même si on des insuffisances en approvisionnement sont à observé. Pauline Busson, chef de mission pour Médecins sans frontières, témoigne au cours de l’article :

On est dans un ratio qui est de l’ordre de celui des camps installés en urgence au Congo, pas du tout de ceux qui devraient être la norme d’un pays développé ! […] Il y a des points de collecte sauvage avec des tas d’ordures, et des rats. Les déchets sont ensuite brûlés, et les réfugiés respirent des gaz toxiques.

La situation est donc critique en termes sanitaires et humains. Malgré le développement de nouvelles infrastructures et installations, les conditions de vie matérielles sont déplorables. En dehors de cette précarité matérielle, les réfugiés sont également confrontés à une autre forme de violence. Notre entretien avec le chercheur Antoine Hennion permet de mettre en avant une autre vision, plus large, du camp et de ce qu’il représente et aide à « définir » le camp de Calais sous un autre angle.

Entretien avec le sociologue Antoine Hennion

Une présentation de certaines instabilités au sein du camp et des logiques qui le caractérisent permet de mieux comprendre ce qu’est concrètement la « jungle » de Calais.

Antoine Hennion travaille au Centre de sociologie de l’innovation de l’école des Mines-Paristech. Ses recherches concernent essentiellement la culture et les media, ainsi que le rapport des amateurs à l’objet dans le lien d’attachement. Actuellement, il participe à la rédaction d’un rapport concernant la situation des migrants à Calais. L’entretien a concerné la démarche d’Antoine Hennion, le lien entre ses précédents sujets de recherche et l’action à laquelle il participe aujourd’hui, dont nous parlons dans l’onglet suivant. Nous nous sommes concentrés sur la ville de Calais et sur la présence des frontières, par le prisme d’une sociologie dynamique, pragmatique, et impliquant les acteurs et le regard qu’ils portent sur leurs attachements.

C’est à la suite plusieurs enquêtes sur les aides à domicile et un intérêt pour la notion de care qu’Antoine Hennion s’est dirigé vers une autre forme d’attachement que celle du sujet à l’objet, mais plutôt entre les personnes. Le concept de care l’illustre parfaitement, avec l’idée que caring for people, porter attention aux personnes dans leur altérité, leur identité propre, permet d’approfondir la notion d’attachement par celle d’attachement en acte, à travers des actions. Après ces enquêtes, la migration était précisément un sujet qui permettait de travailler sur l’attachement. La problématique a été, pour Antoine Hennion, de lier cette notion avec le problème identitaire et l’altérité, distinction pour lui typique.

Notion identitaire et clivage politique

La confrontation à l’altérité est le déclencheur d’une quête identitaire, on cherche à devenir soi-même quand on est face à l’autre. Dans le phénomène migratoire, cette question identitaire est importante, et  il faut considérer la mesure dans laquelle elle est liée à la question de la nationalité. On peut penser que la crise migratoire d’aujourd’hui n’est que temporaire, conjoncturelle : s’il s’agit d’une phase de régression, elle n’est pas structurelle ou définitive. Nous ne devons pas être pessimistes, selon le chercheur. Ceci soulève la question du changement en histoire, et de son imprédictibilité : l’agent social, comme le chercheur, ne peut pas anticiper et c’est pour cela qu’enquêter, prendre la mesure des choses et tenter de les penser, les conceptualiser, est nécessaire.

Pour Antoine Hennion, l’accueil des migrants est une question cruciale et évidente aujourd’hui, pourtant le « vide de pensée »,  autour de ces questions est caractéristique. L’absence de coordination européenne témoigne de ce vide autour de la nécessité de cohabitation entre différents mondes, sur les différents agents en jeu – les migrants, les chercheurs, le personnel politique, les associations notamment. L’Union européenne avance à une double vitesse, et ceci s’apparente, plus qu’à une absence de coopération, à des non-négociations. La position de l’Occident par rapport à ces questions est délicate, on peut souligner une certaine arrogance, qui contraste avec un manque de saisissement concret des problématiques liées à la migration et à l’afflux de migrants. Le problème n’est pas posé et il en résulte des inégalités massives face à la migration.

On observe un clivage politique grandissant et une politisation de la situation à Calais, qui dessert l’action politique, rendue inefficace par ces distinctions, notamment entre la “gauche” et la “droite”, qui n’ont, pour le sociologue, pas lieu d’être dans cette situation. Par exemple, l’action politisée des No borders fait débat et ces militants sont controversés dans leurs actions, leur vision “idéaliste” du conflit. Contre cette politisation du conflit, Antoine Hennion appelle à ne pas se positionner et souhaite promouvoir une sociologie pragmatique, comme une “leçon de réalisme”, qui permettrait d’enquêter pour prendre la mesure des événements : comprendre avant de juger et de se positionner. Il s’agit de défendre une philosophie de l’efficacité, plutôt que de tenter de maîtriser, de contenir les flux : l’enfermement des migrants dans des containers témoigne de cette difficulté majeure aujourd’hui et de cette tentative de circonscrire un fait social et humain, que pourtant nous ne pouvons ni empêcher ni maîtriser. Aucun espace, aucune structure ne permet cette distanciation réflexive : enquêter dans un espace non défini, multiple, indéterminé, n’est pas possible. Il s’agirait d’accompagner les événements au moment où ils émergent.

Ainsi, on voit que Calais est un exemple d’entité inscrite dans le global, avec une condensation de ses acteurs, faisant de cette ville un microcosme qui présente l’ensemble des enjeux de l’échelle internationale. Afin de mieux poser le problème et agir en conséquence, certaines idées reçues sur Calais sont à combattre, selon le sociologue, notamment sur la proportion de Syriens présents dans le camp. Une grande partie réfugiés est d’origine africaine, érythréenne par exemple ; pour les asiatiques, des Afghans, par exemple, sont aussi présents : le journal Libération (article du 4 mars 2016) considère qu’il s’agit de la communauté « la plus puissante ». Pour Antoine Hennion, le rôle du chercheur est de détruire l’image erronée construite par certains media, d’aller au delà du voyeurisme entretenu par ceux qui recherchent le scandaleux, le choc et la violence, le pathétique. Il s’agit de laisser tomber les opinions, d’étudier les réelles interactions entre les agents et d’aller au delà de la surface de ce qui apparait : le respect du principe de “neutralité axiologique” est majeur. Intégrer le regard réel des Calaisiens est nécessaire, car ils sont au centre de la controverse et leur expérience des faits n’est pas négligeable. La “jungle” et la ville ne sont en aucun cas des espaces “clos”, mais bien en interaction permanente, quotidienne, car séparés de seulement sept kilomètres.

Dans sa qualité de microcosme, il s’agit de considérer comment sont établies, modifiées et vécues les frontières à Calais. Antoine Hennion considère la ville comme un endroit de superposition des frontières, imbriquées les unes dans les autres. Une frontière est censée pouvoir être un lieu d’échange, de traversée, mais ici les frontières sont fermées. La Grande-Bretagne a financé cent soixante-dix kilomètres de barbelés pour rendre physique une frontière juridique. Les moyens sécuritaires – policiers, militaires – sont surdéveloppés par rapport à la population présente. La double rangée de barbelés infranchissable fait du camp de Calais un véritable camp hermétique, ce qui est également déplorable pour la ville de Calais, en partie détruite, abîmée. Cette isolation participe à la création d’une “foule solitaire” de migrants, laissés pour compte par une partie des acteurs. La frontière n’est cependant pas seulement physique, mais aussi diplomatique, se substituant à la frontière juridique. Elle est également interne, et, pour le sociologue, cette idée rejoint la question de l’identité comme frontière intérieure refoulée. Construire une identité commune, intégrer les personnes depuis l’intérieur est primordial, le racisme étant l’une des frontières directes à déconstruire.

Ainsi, nous avons vu que le camp de Calais n’est pas seulement « définissable » – si tant est qu’une présentation, définition soit possible – seulement par une description de son état matériel. Sa structure et son histoire sont importants à considérer et permettent de mieux comprendre les questions identitaires (notamment) qui sont impliquées. La superposition des acteurs en fait un objet d’étude particulièrement complexe : nous essayons par la suite d’expliciter les liens entre les acteurs et leurs actions.

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