Biopolitique de la frontière

L’expérience au quotidien de la frontière n’est pas extérieure aux personnes. Il s’agit d’une confrontation physique, qui n’est pas vécue par tous de la même manière. La frontière pèse différemment sur chacun. Au delà des distinctions ethniques ou culturelles qui existent déjà, elle s’incruste dans ce « lieu premier » qu’est le corps, comme le présente le géographe Michel Lussault, au cours d’une émission radiophonique de France Culture (Emission « Hors champ » de France Culture, entrevue avec Michel Lussault, 12 octobre 2015). C’est en cela que la frontière peut avoir un aspect biopolitique.

A travers l’étude de plusieurs articles, comme celui de l’anthropologue Michel Agier (« Frontières de l’exil. Vers une altérité biopolitique », Hermès, La Revue, 2012 (n° 63), p. 88-94.), ou de Michel Lussault (« Trans-spatialités urbaines », Hermès, La Revue, 2012 (n° 63), p. 67-74.), on peut rendre compte du rapport pluriel que les personnes entretiennent avec la frontière. Ce rapport est en partie déterminé par l’Etat, les individus au sein d’un groupe social, et par d’autres institutions. La technologie aussi joue un rôle important dans le contrôle biopolitique.

Les frontières: l’expression souveraine du contrôle des corps

Les frontières sont pensées comme expression de la souveraineté par plusieurs chercheurs, comme Michel Agier ou le politologue Bertrand Badie. Leur renforcement, malgré une impression de disparition, ou d’effacement progressif, témoignent d’une volonté étatique d’affirmer une souveraineté territoriale, au milieu d’un monde mondialisé qui affaiblit ses prérogatives. La frontière semble être la pierre angulaire sur laquelle s’appuient ces Etats « fragilisés », la franchir étant de plus en plus difficile. Les migrants, en tant que « transfrontaliers » sont les premières victimes de cette sécurisation.

La frontière n’est plus seulement vue comme une chose matérielle et tangible, mais bien comme incorporée et comme objet pouvant aboutir à des effets de distinction, de hiérarchisation. Ainsi, les innovations technologiques (caméras thermiques, champs électrisés, surveillance vidéo) sont les témoignages de cette dérive de la frontière et de son évolution. Par exemple, on comptait près de quatre cents caméras de surveillance, fin 2015, sur l’autoroute menant au tunnel de la Manche, à Calais, garantissant la surveillance de la frontière et la sécurité du passage des camions (L’Express, 12 novembre 2015). La spécialiste de science et de culture des media Hedwig Wagner écrit sur la transformation des frontières du fait de leurs nouvelles fonctionnalités technologiques et considère que « le vestige anachronique de la frontière nationale de l’époque de l’analogique se transforme en système d’informations géomédiales à l’époque du numérique. » (« Les frontières extérieures de l’Europe et leur sécurisation numérique », Hermès, La Revue, 2012).

Il semble indéniable qu’une certaine intimité, supposée être garantie par la frontière, est affectée par leurs fonctions surveillantes. D’autre part, l’utilisation des technologies, telles que la vidéosurveillance, modifie le concept de frontière. Le 26 octobre 2006, le président George W. Bush promulgue la loi du Secure Fence Act destinée à renforcer la surveillance de la frontière entre les Etats Unis et le Mexique et à lutter contre l’immigration clandestine. Cela implique notamment une lutte technologique. Plus de la moitié des américains étaient opposés à cette réforme. En 2009, 2000 webcams ont été installées le long de cette frontière. En 2000, 4,2 millions de migrants clandestins ont été arrêtés au niveau de cette frontière, alors qu’ils sont 6,1 millions en 2011 d’après le Pew Research Center. La frontière perd son rôle délimité de séparation pour envahir l’espace, surveiller (et punir ?) les flux, les traquer, se plaçant au coeur du biopolitique.

La frontière: entre espaces et non-espaces
A l’échelle de l’urbanité, la frontière est devenue ségrégation et barrière. Des stratégies de gestion des flux sont mises en place, laissant sur le côté les migrants « indésirables ». Ces derniers sont en effet maintenus en dehors des espaces, dans une « trans-spatialité » constante, sans leur permettre une stabilité, comme le dit Michel Lussault. La frontière n’est donc plus seulement une ligne, mais elle a créé des non-lieux, espaces de ségrégation et de séparation. Le sociologue Bernard Valade considère que l’image de la « frontière escalier » n’est plus pertinente pour parler des frontières aujourd’hui. La frontière s’apparentait alors à une barrière presque franchissable avec un « niveau », un « plateau stable de repos » : si la frontière était franchie, les migrants avaient ensuite accès à un certain niveau d’intégration sociale. Aujourd’hui, les migrants n’ont plus accès à un niveau supérieur d’intégration sociale et restent bloqués sans pouvoir franchir une barrière.
Cette idée est comparable à celle d’Alain Damasio, qui dans son roman La zone du dehors présente un monde aux frontières bio-politiques totales, de hiérarchisation des individus et d’expression physique de cette frontière grâce à une technologie de surveillance permanente. La notion de frontière est très présente dans ce roman, et Alain Damasio propose un discours littéraire engagé, philosophique, témoignant d’un engagement autour des frontières et, d’une certaine manière, de la migration. La frontière comme la limite d’un « dehors » est une vision riche de ce concept, étudié par Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, au chapitre « Dialectique du dehors et du dedans ». Pour le philosophe, cette distinction entre le « ici » et le « là » n’a pas lieu d’être et mène nécessairement, quand elle est radicale, à de l’hostilité envers l’autre.

L’ensemble des chercheurs mentionnés ici est favorable à une redéfinition de la frontière et  semble s’inscrire dans une dynamique d’ouverture. Cependant, ouverture n’est pas suppression et certains auteurs, comme Michel Foucher par exemple, ne se prononcent pas du tout contre la suppression des frontières, qu’ils estiment nécessaires. La littérature scientifique, bien qu’engagée, se focalise davantage sur ce qu’est la frontière plutôt que sur son abolition, partielle ou totale.

L’aspect biopolitique de la frontière est massivement étudié et critiqué, mais également soutenu par d’autres acteurs qui cherchent à accorder à la frontière un rôle protecteur : le sociologue Didier Bigo parle d’un « nexus » entre les trois concepts de sécurité, de frontière et d’immigration, i.e. d’un lien.

La réponse de l’abolition des frontières est évidemment moins radicale que « oui » ou « non », il s’agit au contraire d’une question largement ouverte, que les chercheurs tentent de préciser, en posant la question : « Quelles frontières faut-il abolir ? ». Partant du constat que les frontières économiques, médiatiques, financières sont abolies, lutter contre les flux de population semble absurde, la mobilité nationale étant comprise comme une nécessité aujourd’hui. Michel Agier (« Je me suis réfugié là ! » , Le sujet dans la cité, 2011 (n° 2), p. 90-99) cite d’ailleurs Tzvetan Todorov :

A la différence de l’arbre, l’homme n’a pas de racines, il a des jambes.

L’anthropologue, reprenant les mots de l’ouvrage du sémiologue et philosophe (Tzvetan Todorov, Devoirs et délices (entretiens avec C. Portevin), 2002, Paris), montre que la mobilité des Hommes est constitutive de leur situation et qu’ainsi bloquer les flux de population, i.e. fermer les frontières, n’a aucun sens, les déplacements étant nécessaires.

 

 

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