La frontière et les cultures

Les différences culturelles sont invoquées par certains acteurs – politiques, comme le Front national – comme une menace contre le maintien d’une « identité » française propre, supposée définie, fixée et existante ; mettant en danger les « valeurs » et l’Histoire de la France. À cette vision s’oppose celle de nombreux autres acteurs, comme des associations, des scientifiques ou des journalistes qui défendent un métissage culturel comme source de richesse et qui cherchent à ouvrir les frontières culturelles afin de permettre l’intégration de nouveaux citoyens, sans nier leurs particularismes.

Précisions lexicales

Afin de mieux comprendre les oppositions entre les différents acteurs, il convient procéder à quelques précisions terminologiques. Il existe différents termes, souvent confondu dans les media, qui renvoient tous à différentes politiques d’accueil des migrants.

  • L’assimilation: ce terme renvoie à une politique d’accueil qui voudrait que les immigrés abandonnent leur culture afin d’adopter complètement celle du pays d’accueil.
  • L’intégration: ce terme renvoie à une adaptation mutuelle des deux cultures (celle du pays d’accueil et celle de l’immigré), qui peuvent alors converger en une seule et même culture métissée.
  • Le multiculturalisme: ce terme renvoie à une acceptation mutuelle des différentes cultures, qui coexistent au sein d’un même pays en se préservant. Ces dernières ont des identités distinctes, mais acceptent toutes deux les règles étatiques.
  • Le communautarisme: ce terme renvoie à une politique de fermeture de la communauté sur elle-même: dans le but de préserver son identité culturelle, elle n’accepte que les règles émanant de sa communauté.

Frontières et cultures : vers une fermeture des frontières pour un maintien d’une identité

Le Front National, parti politique populiste d’extrême droite, défend clairement une fermeture des frontières (voir ici leur programme) et avance des arguments en lien avec la culture pour justifier leur position. La proposition de la création d’un « Ministère de l’Intérieur, de l’Immigration et de la Laïcité » montre que les adhérents et dirigeants, dans leur refus de l’immigration, tant légale que clandestine, associent ce phénomène avec une remise en cause de ce qu’ils considèrent comme « l’identité française », notamment en termes religieux. Ce parti refuse un multiculturalisme qu’il identifie au modèle communautariste anglo-saxon, défendant une logique d’assimilation. On peut lire dans leur programme concernant l’immigration :

Le multiculturalisme et son corollaire le communautarisme furent alors exaltés. […] Loin de favoriser l’intégration des populations diverses, elle conforta les replis communautaires et les agressivités réciproques. […] En France, avec un temps de retard, les élites de gauche et de droite réunies ont importé ce modèle sous le nom de « diversité », nouveau nom de la « préférence immigrée » mise en œuvre depuis plus de trente ans. Elles n’hésitent pas à bafouer le principe de neutralité de l’action publique et par là celui de la laïcité par divers subterfuges. Un peu partout, se sont mises en place des politiques comme la parité, ou des structures pour imposer, dans les faits, cette idéologie différentialiste et multiculturelle, qui n’est qu’une forme de racisme inversé. Les premières victimes en sont les hommes blancs hétérosexuels […]

Le parti souhaiterait instaurer un quota d’entrée de dix mille « étrangers » en France par an, réalisant un amalgame conceptuel entre les immigrés et les étrangers. Ecrivant qu’il y a une « absence de frontière » au sein de l’espace Schengen (alors qu’il s’agit en réalité d’une ouverture), le Front National considère que

l’immigration non contrôlée est source de tensions dans une République qui ne parvient plus à assimiler les nouveaux Français. Les ghettos, les conflits inter-ethniques, les revendications communautaires et les provocations politico-religieuses sont les conséquences directes d’une immigration massive qui met à mal notre identité nationale et amène avec elle une islamisation de plus en plus visible, avec son cortège de revendications.

Le discours de ce parti associe le phénomène migratoire à des tensions culturelles, notamment religieuses – mentionnant la religion musulmane – et partant de ce postulat, se positionne pour une fermeture des frontières.

Cultures comme apports de richesse dans un monde de frontières ouvertes

En opposition, d’autres acteurs, i.e. notamment des institutions culturelles françaises, comme le Musée de l’Histoire de l’immigration, des associations comme l’Accueil Lagouhat (située dans le XVIIIème arrondissement de Paris) ou même des chercheurs comme le linguiste Louis-Jean Calvet (« Des frontières et des langues. Entretien avec Thierry Paquot », Hermès, La Revue, 2012, n° 63, p. 51-56.) adoptent une position différente quant au lien entre frontières et culture, et en tirent des conclusions différentes au sein de la controverse. Ces acteurs œuvrent, avec des moyens pluriels, pour une intégration culturelle et la promotion d’une richesse provenant de la diversité.

“L’écologie des langues” est une manière de concevoir, pour Louis-Jean Calvet, la langue dans son milieu et la manière dont elle évolue. Elle peut être comparée à la manière dont les espèces biologiques évoluent. Constituer et défendre une écologie des langues implique de les étudier dans leur milieu social, de les situer physiquement et de faire état de leurs évolutions : cette approche socio-linguistique montre l’évolution constante des frontières linguistiques. La langue comme aspect “barrière” et non pas frontière est un problème que les associations pour les réfugiés et les migrants cherchent à combattre, en apportant une aide linguistique et communicationnelle. La barrière montre un caractère hermétique, clos, qui ne pourra jamais être détruit, alors que la frontière se franchit et permet des interactions.

L’Accueil Lagouhat propose notamment des cours de langue quotidiens, pour « favoriser l’intégration des migrants grâce à l’acquisition et/ou une meilleure compréhension de la langue française », comme le décrivent les membres de l’association sur son site internet. Montrer que la langue est un vecteur d’intégration majeur et que se pose la question d’une langue commune à tous les Hommes (esperanto, utilisation du globish) diversifie la notion de frontière, pour l’étendre à une conception culturelle. Cet acteur se positionne donc pour une ouverture des frontières, à la fois par son soutien général envers les migrants que par ses actions concrètes pour une diversité culturelle intégrative dans une société, sans nier les particularismes. D’autres associations comme Bibliothèque sans frontière luttent aussi pour un accès des migrants à la culture, vecteur d’intégration. L’initiative, en avril 2015, d’installer des Ideas Box, centres culturels éphémères installables en une vingtaine de minutes, près de la Gare de l’Est, a été largement saluée.

Un autre type d’acteurs, véhiculant un discours éducatif et provenant de l’Etat, promeut également une ouverture des frontières culturelles. Comme exemple, on peut citer les articles du site du Musée de l’Histoire de l’Immigration de Paris, concernant les migrations. Le journaliste Mustapha Harzoune, spécialisé dans la littérature issue de l’immigration, écrit plusieurs articles informatifs pour ce musée, dans la rubrique Culture et diversité :

[…] Les immigrations ont contribué non seulement à irriguer les arts, les modes de vie, la culture française mais aussi et parfois à en être les principaux vecteurs. […] Les immigrés et leurs descendants n’ont cessé de contribuer à la vitalité et au rayonnement international du « génie » culturel français. L’influence est multiple et ne consiste pas uniquement à s’inscrire dans une tradition artistique préexistante, à intégrer une identité inclusive et fixe mais à organiser des allers-retours entre l’ici et l’ailleurs, à multiplier les références, à décentrer les regards, à inscrire la France, physique mais aussi celle de la création, dans le monde et à introduire des thèmes nouveaux comme ceux de l’identité […]

Le journaliste tient donc à défendre une ouverture des frontières, leur fonction étant ici de permettre les échanges culturels et l’accueil des pensées et des cultures de « l’ailleurs ».

Face à un phénomène de mondialisation croissante, de peur de la pensée unique et d’homogénéisation culturelle, l’historien Serge Gruzinski, spécialiste de la mondialisation ibérique au XVIème siècle, tente dans son ouvrage La pensée métisse (Fayard, 2012) de relativiser ce phénomène en montrant que la mondialisation n’est pas un phénomène nouveau et que le métissage culturel est un processus en oeuvre depuis plusieurs siècles.

Le lien entre frontières et cultures est donc interprété différemment par les acteurs de cette controverse, et ces divergences s’expliquent en partie par des définitions de la frontière qui ne se recoupent pas totalement, associées à des idéologies politiques différentes sinon opposées.

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