L’usage de la frontière: répondre autrement

La frontière: un concept dépassé 

« Abolir les frontières pour résoudre les problèmes de migration ». L’énoncé de notre sujet suppose une certaine conception de la frontière, une frontière-outil, supposée utile pour aider à résoudre les problèmes migratoires. La controverse, telle qu’elle nous a été posée, impliquait en effet un rôle actif des frontières (et la dialectique de l’ouverture et de la fermeture) dans la résolution des problèmes de migration. Si un certain nombre d’acteurs, comme nous l’avons montré, prennent directement part à ce débat en se positionnant pour ou contre l’ouverture des frontières, certains chercheurs et associations ne considèrent pas cet « outil » (puisqu’il s’agit ici d’envisager la frontière comme un outil à la disposition des pouvoirs publics) comme efficace afin de régler les problèmes de migration. Ces acteurs de la controverse sont centraux pour notre étude : ils permettent de dépasser cette dialectique des frontières et étendent la controverse à d’autres problématiques, souvent beaucoup plus globales (comme la gestion internationale des frontières, et globalement la gouvernance internationale des crises). Notre ambition n’est pas ici de relever l’ensemble des acteurs se positionnant pour une autre réponse aux problèmes de migration, mais de mettre en perspective les acteurs se positionnant directement contre l’utilisation des frontières comme manière de résoudre la crise migratoire.

Il est ainsi possible d’observer que certains acteurs refusent de participer à cette controverse en mettant en lumière des problèmes et des enjeux supérieurs selon eux (la problématique des frontières « cacherait » un certain nombre de problèmes structurels plus graves). En effet, le politologue Bertrand Badie, un certain nombre d’ « internationalistes » institutionnels (chercheurs en sciences sociales en faveur d’une gouvernance mondiale dans la gestion des crises) mais également des associations se positionnent contre cette « controverse » en mettant en lumière le fait que cette « tension » entre ouverture et fermeture des frontières est « inopérante » et que d’autres solutions alternatives à la fermeture ou l’ouverture des frontières existent.

Le mardi 15 janvier 2016, nous avions rendez-vous avec Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales et professeur à Sciences-Po afin qu’il nous parle de sa conception de la frontière. Bertrand Badie se propose d’étudier les flux migratoires dans un monde qu’il considère comme « post-souverain », c’est-à-dire un monde dans lequel le principe de souveraineté n’est plus le principe premier. Selon lui, c’est une absurdité de maintenir la souveraineté, construite depuis Philippe Le Bel (au VII ème siècle) comme un élément obligatoire dans la définition de la frontière. Bertrand Badie considère le monde comme de moins en moins étatisé (la classe politique perd son rôle important et ce sont les sociétés civiles elles-mêmes qui sont plus connectées entre elles que les Etats). Selon lui, la crise migratoire est même en partie dûe à une crispation autour de règles passées (comme la frontière souveraine) qui ne fonctionnent plus. On voit ici qu’en plus de considérer cette controverse autour de l’ouverture et de la fermeture comme étant vaine, Bertrand Badie considère même qu’elle est l’une des causes des « problèmes migratoires ». Cette position inédite dans la controverse nous permet de comprendre la complexité du sujet : plutôt que d’ « abolir les frontières pour résoudre les problèmes » il faut selon lui cesser de raisonner en terme de frontières, concept obsolète qui ne permet plus de saisir les problématiques actuelles.

Le problème est selon lui de marier la frontière avec une conception « datée » de la souveraineté, celle qui pour Bodin, marquait un « pouvoir commençant, principiel ». Selon lui, nous entrons dans un monde où cette hypothèse n’est plus pertinente : les frontières ne devraient alors être que des marqueurs physiques du pouvoir. Bertrand Badie plaide pour une « frontière-fonction » (son usage doit répondre à des fonctions, précises comme l’équilibre démographique, économique, social à un niveau régional) plus qu’une frontière-pouvoir. Réduire le pouvoir symbolique, souverain de la frontière pourrait donc être une solution. Ce n’est donc pas du côté des frontières qu’il faut espérer trouver un outil utile pour résoudre les problèmes de migration à l’échelle globale (les frontières-fonction que supporte Badie seraient essentiellement présentes pour réguler des flux régionaux, géographiquement situés).

Répondre autrement

Paradoxalement, les migrations elles-mêmes peuvent s’avérer être des réponses aux problèmes de migration. Les acteurs dont nous parlons dans cette partie, chercheurs et associations, renversent donc véritablement la controverse en « échangeant » les problèmes et les solutions: si les frontières sont problématiques, les migrations elles-mêmes sont une réponse à ces problèmes, et à bien d’autres encore. En effet, pour Bertrand Badie, la migration doit en être présentée comme une « chance formidable » permettant de résoudre un certain nombre de problèmes (lutte contre le vieillissement, rééquilibrage des budgets sociaux, l’hybridation des sociétés). Pour certains économistes et démographes également (voir « Problématiques économiques ») ce sont les migrations mêmes qui vont permettre de résoudre un certain nombre de problèmes internes aux pays européens. Ainsi pour le spécialiste, les flux migratoires ne sont pas un problème en eux-mêmes mais une solution, à partir du moment ou les Etats prennent des mesures afin de les assurer. Ainsi selon lui,  seule une gouvernance mondiale en matière d’immigration serait réellement capable de résoudre les problèmes migratoires, et ce dans toutes les « dimensions » que nous avons évoquées précédemment. On pourrait penser, selon lui, à un système financier compensatoire entre les Etats d’accueil et de départ des migrants, à des routes migratoires plus sûres et à des systèmes sociaux ajustés aux flux migratoires.

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