Le camp de Calais n’est pas le plus grand d’Europe, mais il est le plus médiatisé en France, et sa longévité fait de lui un cas typique dans de multiples domaines. Il n’est pas un “simple camp” : son ancrage dans la réalité de la région de Calais en fait un cas d’école exceptionnel, au sein duquel se développent des dynamiques autour des frontières et de la question de la migration. C’est pour cela que nous avons choisi de partir de l’exemple du camp de Calais pour décrire plusieurs aspects.
Pourquoi Calais ?
Ce qui se passe à Calais symbolise tout […] Le manque d’anticipation de l’Etat, l’indignité de l’accueil, la montée de l’extrême droite. En racontant la jungle, on raconte l’état de l’Europe et de la France.
L’appel du réalisateur de cinéma Christophe Ruggia – qui, selon un article de Télérama (« Les cinéastes pleurent leur gauche », Juliette Bénabent, 28 mai 2016) est engagé depuis plusieurs années pour la défense des sans-papiers – exprime cette idée que nous avons souhaité mettre en avant dans la problématisation de notre controverse : Calais témoigne, pour nombre d’acteurs, d’un noeud du problème de la migration.
Tout d’abord, Calais représente l’ensemble des acteurs. Dans une zone restreinte, par superposition d’espaces, de logiques, dans des temps différents, un microcosme s’est développé et concentre de nombreux enjeux de notre controverse. Les acteurs sont en confrontation directe à plusieurs niveaux – local comme global – et le traitement médiatique des événements et des dynamiques du camp est particulièrement développé. Calais est un réel microcosme dans la variété des nationalités qui sont représentées au sein du camp, montrant le caractère international de la migration et l’ampleur des crises qui la causent. Le traitement médiatique permet de “cartographier” l’ensemble des positions des acteurs concernés, avec l’avantage d’en limiter le nombre. Le problème, restreint, est plus facile à saisir et à expliquer, même si le camp de Calais n’est ni uniforme ni stable, mais bien un objet d’étude en perpétuel mouvement.
La situation à Calais est critique et constitue l’un des enjeux majeurs de politique locale en France, largement contestée. Par exemple, le 20 octobre 2015 est publié « L’appel de Calais » dans le quotidien Libération : il s’agit d’une pétition signée par huit cents artistes, chercheurs, journalistes, pour dénoncer la situation à Calais. Ils considèrent que le « désengagement de la puissance publique est une honte ». La répercussion de cet appel a été massive, notamment sur la plateforme change.org, qui permet de signer des pétitions en lignes.
Des problématiques économiques, technologiques, d’aménagement, de sécurité, émergent face au développement de la “jungle” de Calais. L’arrivée et l’installation d’un groupe de population hétérogène pose des problèmes d’organisation de l’espace, en fonction des besoins de chacun : une question identitaire est soulevée à partir de l’organisation communautaire au sein de Calais.
La question du développement d’infrastructures nécessaires pour faire vivre ces personnes pose une question financière, tout comme l’accord de subventions et d’aides à la personne et au logement. Plusieurs millions d’euros sont alloués à des postes de dépenses différents : selon le Figaro (« Le vrai coût économique de la jungle de Calais », Mathilde GOLLA et alii, 3 avril 2016), 150 000 euros sont dépensés par jour pour la sécurité du camp ; 25 millions ont été dépensés pour installer un dispositif de logement sommaire ; et 155 millions ont été alloués à la région en guise de soutien financier.
Le blocage des frontières britanniques et le refus de ne laisser passer personne a eu un effet de goulot d’étranglement dans la région française. De ce fait, la situation humanitaire, sanitaire est alarmante : ceci est un point d’accord entre les acteurs. L’image politique est extrêmement négative et l’impuissance des pouvoirs publics à résoudre la crise, voire l’adoption de stratégies d’évitement, est manifeste. L’opposition avec l’Angleterre renforce le blocage de la situation. La fermeture semble être le régime de frontière dominant, mais de là découlent d’autres utilisations de la frontière, de nouvelles définitions et une lutte entre les acteurs pour faire valoir leur position. Calais est la scène de création de nouvelles frontières, sous une autre forme.
La frontière vécue est différentiation entre ceux qui passent la frontière et ceux qui ne le peuvent pas. Elle est présente jusqu’au sein du corps des migrants : la violence symbolique est très forte. Le blocage crée un mur incorporé, le biopouvoir s’affirme au sein du camp. C’est l’apparition de ces nouvelles frontières qui témoigne d’une sorte de logique de “négation de la négation” qui semble s’installer à Calais. Par là, le camp affirme son existence en tant qu’espace habité durablement dans le paysage urbain et médiatique français, même si on lui nie cette qualité. C’est là le paradoxe d’un camp qui, provisoire par définition, s’ancre et devient réalité concrète, mais pourtant toujours déniée : un camp n’est jamais cartographié, remarque Michel Agier. C’est cette interdiction d’être et de s’installer qui crée, par sa négation, un réel lieu de vie et d’échanges entre acteurs. On observe à Calais une confrontation au niveau d’une frontière en mouvement, déplacée, redéfinie en permanence par les acteurs et leurs actions, laissant penser qu’une frontière n’est jamais fixe et indépendante des personnes qui la traversent ou la contrôlent.
Le camp de Calais apparait donc comme un enjeu central au sein de la controverse et de la manière dont nous tentons de conduire notre propos. Il est représentatif des tensions entre acteurs et de toutes les superpositions de points de vue autour des problèmes. De plus, il est un endroit privilégié pour l’étude de la frontière, de son caractère mouvant, cumulatif et analysable uniquement sous plusieurs angles. Calais concentre l’ensemble des problématiques de la confrontation à la frontière et de l’expérience de celle-ci au quotidien.
Nous tentons donc de développer une analyse de certaines tensions à Calais à travers deux axes plus précis : l’ampleur de la crise et des besoins humanitaires, ainsi que les interactions entre les acteurs, à l’aide d’un exemple précis d’action associative.
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