Effet de mode ou air du temps ?

Mode, médias et industrie

L’expression « effet de mode » est souvent associée au régime sans gluten. Le graphique ci-dessous, obtenu grâce à l’utilisation du serveur Europresse, montre l’évolution du nombre d’articles dans lesquels figuraient les mots « mode » et « gluten » dans la presse en français. On constate que l’association des deux termes est faite dans un nombre croissant d’articles de presse généraliste depuis 2012.

Tableau6

Jean-Michel Lecerf, dans un article de La Voix du Nord, met en cause un certain rôle des médias et des marques dans l’engouement actuel pour le régime sans gluten :

« C’est une mode qui donne aux magazines quelque chose à se mettre sous la dent ! […] A partir du moment où un distributeur se lance dans une gamme sans gluten, on entretient le fait qu’il y a un problème de santé publique majeur. » (De Meulemeester , D’Haenens , 25/06/2015)

Par opposition, il existe de nombreux blogs et sites internet dédiés au régime sans gluten, dont l’objectif est de promouvoir cette pratique et de créer une communauté d’entraide autour de celle-ci. Ces sites sont apparus majoritairement ces cinq dernières années :

« un régime sans gluten. Sans quoi?? Eh oui, 2008 on n’en parlait pas comme aujourd’hui. » (Noukapi, de Noukapi Gluten Free)

Les rédacteurs de ces sites internet sont pour la plupart des malades cœliaques ou des hypersensibles au gluten souhaitant défendre les intérêts des individus souffrant des mêmes troubles. Dans le cas des hypersensibles au gluten, il s’agit également de sensibiliser les internautes à l’existence de cette pathologie et à la légitimité de leur pratique du régime sans gluten.

« Nous voulons proposer des adresses de restaurants, boulangeries, boutiques à Paris, 100% sans gluten ou lactose ou qui offrent des options sans allergènes.

A ces adresses s’ajouteront des articles sur la nutrition, sur les livres traitant des intolérances alimentaires et des avis de médecins, naturopathes ou diététiciens spécialistes de la question. Le site s’adresse aux personnes intolérantes ou sensible au blé, gluten, lactose » (Source : Gluten Free in Paris)

« Ce blog est né pour mes amis, de plus en plus nombreux à demander mes recettes, lorsque eux ou leurs enfants doivent manger « sans gluten ». » (Clémentine Miserolle de Clemsansgluten, diagnostiquée cœliaque)

Il existe également des blogs créés par des individus ne souffrant pas de troubles digestifs et souhaitant sensibiliser au régime sans gluten et à ses bienfaits. C’est le cas d’un blog présent lors d’une conférence sur le sans gluten à Paris, dont les rédactrices, ne mangeant pas sans gluten, affirment que leur blog  est un « média neutre », qui « n’est pas anti-gluten » :

« On n’est pas en train de dire que le gluten est ultra-mauvais pour la santé pour tout le monde, qu’il faut arrêter. »

« Il y a beaucoup de préjugés autour du gluten et même les personnes qui sont cœliaques, qui sont intolérantes ont quand même des fausses idées autour de ça [le gluten]. Donc c’est un peu notre mission de journalistes : d’aller chercher la bonne information »

Rédactrice d’un blog sur le régime sans gluten, lors d’une conférence à ce sujet en février 2016.

Ces sites ne sont pas destinés exclusivement aux individus pratiquant un régime sans gluten. Mais de manière générale, la rédactrice d’un blog sans gluten, qui a également organisé plusieurs évènements autour de cette thématique, affirme que le public actif sur ces sites et évènements sont essentiellement « des gens qui s’y intéressent par la maladie ».

D’après une diététicienne exerçant au CMSEA (Centre Médical Spécialisé de l’Enfant et de l’Adolescent), les marques surfent sur cette vague de façon légitime, sur des demandes de plus en plus nombreuses, en proposant de nouveaux produits par exemple. On constate en effet une augmentation de l’envergure du marché du sans gluten. D’après un article du Figaro Économie, en mars 2015 il existait 110 gammes de produits sans gluten dont certaines sont celles de grandes marques comme Barilla. Toujours dans cet article, on apprend que le chiffre d’affaire généré par la consommation de produits sans gluten entre 2013 et 2014 en France est passé de 35 à 78 millions d’euros, c’est-à-dire qu’il a plus que doublé.

L’industrie revient beaucoup dans le discours des acteurs de la controverse, que ce soit pour en profter (industrie sans gluten), que pour nourrir le phénomène du sans gluten. Dans ce dernier cas, on peut citer le sociologue Claude Fischler pour qui les derniers scandales agro-alimentaires sont pointés comme des catalyseurs de la diffusion du régime sans gluten en France : 

« A une époque où l’on peut retrouver du cheval dans sa viande, le besoin de reprendre le contrôle de l’alimentation n’a jamais été aussi grand ». ( « Les croisés du sans gluten », M le magazine du Monde, 19/07/2013)

Il a élaboré l’expression d’« objets comestibles non identifiés » (OCNI), pour parler des produits agro-alimentaires.  De même, son collègue de l’Ocha (Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires) Jean-Michel Lecerf affirme que l’industrie agro-alimentaire a de nos jours cette connotation de « boîte noire », et que cette vision peut influencer les gens à adopter des régimes prônant des produits moins transformés. 


Aspect sociétal de la question : individualisation des mœurs et politique alimentaire en France

Certains acteurs proposent de considérer l’engouement pour le régime sans gluten comme un indicateur de l’état actuel de notre société. Ils suggèrent de s’intéresser au contexte sociétal.

Tel est le projet de l’ouvrage sous la direction de Claude Fischler Les alimentations particulières, sous-titré Mangerons-nous encore ensemble demain ? Dans son introduction, Claude Fischler souligne l’importance du partage du repas (commensalité) dans l’établissement, le maintien ou le non-établissement de relations entre personnes.

«Ainsi, dans des situations et des sociétés très diverses, le refus de la nourriture offerte revient à un refus de la relation : il produite une déception voire une blessure et même une offense grave. » (Fischler (dir), 2013,  p.10)

L’auteur pointe du doigt un « processus d’individualisation » (p.17) qui touche, entre autre, l’alimentation : les gens ont de moins en moins de souci à affirmer le fait qu’ils mangent différemment des autres.  Cependant, ce processus se retrouve de façon inégale dans un Occident « pluriel » (p.18), comme l’écrit Estelle Masson, maître de conférences en psychologie sociale et contributrice à l’ouvrage Les alimentations particulières :

«  Si plus de 90% des Américains jugent par exemple normal qu’un invité informe son hôte avant de venir dîner des spécificités de son régime alimentaire, et ce, quel que soit le régime, il n’en va pas de même en France. » (Fischler (dir), 2013, p.240.)

Pour Christian Rémésy, la « phobie du gluten » ambiante (une expression qu’il utilise dans une contribution au journal Le Monde en février 2014) dénote un manque de sensibilisation des citoyens aux enjeux alimentaires contemporains. Un ancien directeur de recherche à l’Institut National de la Recherche Agronomique a affirmé, lorsque nous l’avons joint par téléphone :

 « On a  des politiques agricoles plus ou moins bricolées mais on entend rarement une politique alimentaire pertinente qui éclaire les citoyens sur la façon la plus sure de se nourrir. »