Le jour où l'Etat me donne 10 000 fois ce qu’il donne à l’université, je supprime complètement les droit de scolarité : complètement.
Richard Descoings, ancien directeur de Science Po Paris
L’éducation par capitalisation et l’éducation par répartition, logique individuelle contre logique collective ?
Derrière cette problématique se cache d'autres questions : une augmentation des droits de scolarité dans une éducation par capitalisation ne signifierait-elle pas la fin d’une certaine vision de l’université comme lieu de production, partage et conservation d’un savoir commun ? Voire comme service public ? L’Etat, se donnant le rôle de conserver et développer un ensemble de connaissance qui appartient à tous, doit-il ainsi financer l’ES ? Ou alors doit-il le faire parce qu’il participe au développement économique du pays ? Et à quelle part doit se monter sa contribution et quelle part doit être laissée aux droits de scolarité ? Voyons l'état de la controverse à ce sujet.
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«Plutôt que de former des têtes, de transmettre le patrimoine intellectuel, culturel ou scientifique, on demande maintenant aux universités d’alimenter le développement et la croissance économiques »
Faut-il vraiment augmenter les frais de scolarité ?, 2010, Eric Martin et Simon Tremblay-Pepin, Institut de recherche et d’informations socio-économique (IRIS) (Québec)
Ce constat renvoie à l’évolution du rôle des universités depuis leur apparition au XIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Cette citation renvoie au but originel de l’université : la production, la conservation et la transmission du savoir dans différents domaines de la connaissance, qui est considérée comme un bien commun, d’où l’engagement de l’Etat dans leur établissement. Aujourd’hui, cette institution est largement considérée comme étant un vecteur important de croissance économique, ce qui abouti à une réflexion sur ses objectifs et son fonctionnement.
Remarquons d’ailleurs que les grandes écoles se distinguent ici des universités. En effet, elles sont initialement crées dans un but précis : la formation des directeurs des Mines (pour l’ENSMP), des professeurs (ENS), des hauts fonctionnaires (ENA), même si ces spécialisations tendent à disparaitre. Néanmoins, là encore, le financement de l’Etat (voire même le versement d’un salaire aux étudiants) se justifiait car celui-ci formait ses futurs cadres qui allaient ensuite se mettre au service de la nation. Aujourd’hui, la situation est bien différente et nombre d’élèves de l’X par exemple n’exercent jamais dans la fonction publique. Néanmoins, les financements des grandes écoles évoluent également et font une place beaucoup plus importante aux entreprises.
Les deux économistes Flacher et Harari Kermadec vont dans le même sens que les deux chercheurs canadiens, même s'ils reconnaissent clairement l'importance économique de l'ensaignement supérieur, qui devient alors un investissement collectif.
« l'allocation d'autonomie financée par les prélèvements obligatoires participe d'une logique opposée à celle de la théorie du capital humain : l'éducation constitue d'abord un investissement collectif, dont les retombées sont aussi (ou avant tout) sociales. Ces retombées ne sont pas seulement liées au fait que les diplômés, du fait de leurs revenus plus élevés, payent davantage d'impôts. L'éducation permet un partage des savoirs, contribue au développement des consciences et à l'émancipation de chacun. »
David Flacher et Hugo Harari-Kermadec dans une tribune du Monde (6/09/2011)
On retrouve ici la vision classique de l’université comme lieu de savoir. Néanmoins, ce n’est pas parce que l’investissement est collectif que la logique n’est pas économique. On pourrait tout aussi bien considérer que la société, par l’intermédiaire de l’Etat, investit dans le capital humain des étudiants pour en tirer un profit collectif par l’intermédiaire non seulement des impôts mais aussi de la croissance économique qui en résulte. Ainsi, à l’instar de l’éducation par capitalisation, l’éducation par répartition est également envisagée comme un choix économique.
De même, Marc Champesme, délégué Snesup, défend la primauté du bénéfice collectif, condition nécessaire à l'importance de la mission de service public.
Question : Ne pensez-vous pas que comme les études profitent à l'ensemble de la communauté puisque les gens vont ensuite travailler et être au service de la société, et qu'il y a à la clef un gain salariale, il soit normal que ce retour soit en fait un retour sur investissement ?
Marc Champesme : C'est un principe qui s'oppose pour moi à la notion de service public. C'est quelque chose qui bénéficie à l'ensemble de la société. Avec ce type de raisonnement on tend à changer le principe du service public. On individualise le coût en fonction des bénéfices que chaque personne individuellement va retirer de sa formation. On considère que l'ensemble des citoyens doit pouvoir bénéficier du service public dans son entier. C'est une question de principe.
Entretien avec Marc Champesme, délégué Snesup
Champesme s’inquiète ici de la compatibilité de la notion de service publique avec une éducation par capitalisation. Rappelons qu’un service public est une activité qui a notamment pour caractéristique d’être disponible pour tous. Néanmoins, cela n’implique pas la gratuité des services publics pour les usagers (on pense par exemple à la redevance audiovisuelle ou aux péages routiers, où l’usager paie en fonction de sa consommation).
Une inquiétude qui revient souvent dans cette opposition capitalisation / répartition est aussi le problème de la marchandisation du savoir. Nous avons interrogé Richard Descoings sur cet aspect :
Question : Est-ce qu'on ne tombe pas dans une logique de marchandisation du savoir avec une scolarité qu'on paie directement ? Est ce qu'on est pas dans une logique marchande pour le savoir qui n'est peut être pas un bien comme un autre ?
Richard Descoings : Il y a des matins où je me réveille et où je préférerais l'autre option : la non-marchandisation du savoir : un savoir non transmis à des étudiants qui échouent dans leurs études, dans leur insertion professionnelle avec des professeurs qui ne veulent plus enseigner en premier cycle, qui s'intéressent un petit peu à leurs étudiants de master, pas beaucoup à leurs doctorants et qui travaillent à côté. Ça c'est le bonheur socialiste ! […]
Richard Descoings, ex-directeur de Science Po
Richard Descoings aux inquiétudes concernant la marchandisation de l'enseignement supérieur par un certain pragmatisme. De manière similaire, le fait qu'un diplôme de l'enseignement supérieur représente en partie un investissement individuel est indéniable pour Alain Trannoy.
« S’il n’y avait pas du tout d’intérêt sur le marché du travail, si on avait exactement les mêmes travaux, si on avait accès aux mêmes emplois, je pense qu’il n’y aurait pas 2.5 millions de personne qui seraient dans l’ES. »
Entretien avec Alain Trannoy, économiste et directeur de recherche à l'EHESS
Pour Alain Trannoy, la théorie du capital humain est indéniable dans la démarche de bon nombre d’étudiants qui souhaitent se former, même s’il n’exclut pas la présence d’autres aspects. Cela lui permet ensuite de justifier une augmentation des frais de scolarité à 20% du coût de la scolarité, couplée à la mise en place des PARC. Une éducation qui serait en partie par capitalisation est donc selon lui légitime, d’autant plus qu’elle aurait d’autres aspects a priori bénéfiques comme une plus grande implication des étudiants et du corps enseignant.
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