Une remise en cause des médecins généralistes dans l’exercice de leur profession
La décision de l’ANSM prise en janvier 2013, qui stipule que le médecin prescripteur doit obligatoirement notifier de manière manuscrite sur l’ordonnance qu’ils ont bien indiqué les risques de thrombose et d’embolie pulmonaire à leurs patientes, soulève de grandes réactions de la part des syndicats et associations de médecins français. Elle est perçue comme une façon de l’ANSM de se dédouaner et de reporter la faute de mauvaises prescriptions sur les médecins généralistes, qui sont de surcroît les seuls visés par le projet de loi.
L’UNOF-CSMF (Union Nationale des Omnipraticiens Français – Confédération des Syndicats Médicaux Français), syndicat des spécialistes libéraux de médecine générale et le premier syndicat médical français, « s’indigne de voir, une fois de plus, les structures en charge de la sécurité du médicament laisser penser que les médecins généralistes sont les uniques responsables de la non pertinence de prescription » [1] dans un de ses communiqués. L’UNOF-CSMF se dit avant tout »consterné »[2] et s’élève « contre l’absurdité d’une telle mesure, qui rend aujourd’hui plus facile de prescrire des produits opiacés qu’un contraceptif » [3]. Elle dénonce aussi une mesure « qui ajoute des complications administratives inacceptables, au seul motif que l’ANSM ne prend pas ses responsabilités dans ce dossier et se construit des alibis, sans mesurer qu’elle porte gravement atteinte à la relation médecin/patient en institutionnalisant la méfiance » [4].
L’intégrité de l’ANSM est gravement remise en cause. Celle-ci est présentée comme une institution faible, préférant faire porter le chapeau à quelqu’un d’autre plutôt que de prendre ses responsabilités et assumer ses responsabilités. Le syndicat médical ajoute que « les confirmations écrites exigées par l’ANSM constituent une remise en cause profonde de la prescription en général » [5]. Il s’inquiète des conséquences grave pouvant avoir lieu suite à ce genre de décision : « S’engager dans cette voie aujourd’hui conduira, demain, les médecins ou leurs assureurs à demander aux patients de signer des formulaires de consentement éclairé pour chaque prescription, ajoute-t-il. Et après-demain, un juriste ou un avocat tiendra le stylo de chaque prescripteur. » [6] L’UNOF-CSMF regrette surtout que les pouvoirs publics et les agences de santé « cèdent à la panique » [7] et cherchent « avant tout à se protéger » [8].
La FMF (Fédération des Médecins de France) rejoint l’avis de l’UNOF-CSMF, en désapprouvant totalement la proposition de l’ANSM. Le Dr Hamon, président de la FMF, considère qu’ « on ne protège absolument plus les médecins dans leurs prescriptions puisque tout le monde se désengage, laissant une fois de plus les professionnels seuls »[9] face aux interrogations des patientes. Il appuie sur le fait que les médecins généralistes, comme les gynécologues, sont tout à fait aptes à prescrire des pilules de 3ème et 4ème génération, car ils en connaissent les risques. « La contraception est une chose sérieuse qui est prescrite à la fois par les médecins généralistes et les gynécologues. Les uns et les autres sont particulièrement bien informés des risques de la pilule (de troisième génération) depuis maintenant plus de 10 ans » [10], indique-t-il.
Les médecins généralistes se sentent abandonnés par les autorités sanitaires françaises. Accusés de ne pas faire correctement leur travail par ces dernières, et harcelés de toutes parts par des patientes alarmées, il leur est difficile de garder la tête hors de l’eau. Ils remettent en question les directives de l’ANSM, qu’ils accusent d’un manque de communication et de responsabilité. Finalement, face à la pression exercée par l’ensemble du monde médical, Marisol Touraine demande à l’ANSM de retirer le projet de loi. Un soulagement pour l’ensemble des médecins et syndicats français.
Une division entre les médecins généralistes et les gynécologues
Les syndicats de médecins généralistes ont également réagi à l’annonce de l’ANSM en remettant en cause l’intégrité des gynécologues et le sérieux de leurs prescriptions. En effet, si l’on compare les habitudes de prescription des gynécologues et des médecins généralistes, il apparaît que les gynécologues prescrivent d’avantage de pilules de 3ème génération que de 2ème génération. En effet, un document de la HAS, publié en juin 2012, dévoilait que sur les 2 millions de pilules de 3e génération prescrites sur l’année 2011, 54% environ l’ont été par des gynécologues, contre 44% environ par des médecins généralistes.
Le Pr Dominique Maraninchi, directeur général du syndicat MG France (Médecins Généralistes), dénonce l’idée émise par le directeur de l’ANSM de ne laisser le soin de la prescription de la pilule qu’à certains spécialistes : « Il est pour le moins paradoxal d’envisager la prescription réservée de la pilule de 3ème génération à certains spécialistes : l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) pense-t-elle la confier à ceux qui n’ont tenu aucun compte des avertissements de la HAS depuis 2007 ? » [11], faisant référence au fait que la Haute Autorité de Santé recommande aux médecins de ne plus prescrire les pilules de 3ème génération aux nouvelles utilisatrices en première intention. Il ajoute que les médecins généralistes « ont toujours choisi prioritairement les pilules de 2ème génération, bien tolérées et remboursées. » [12] Le Formindep émet la même réserve, estimant que »les gynécologues étant depuis toujours les promoteurs de ces pilules » [13]. Martin Winckler, médecin français romancier et essayiste, évoquant souvent la situation du système médical français et interrogé par francetvinfo, renchérit en disant que « Les spécialistes ont prescrit la pilule de 3e génération sans retenue » [14].
Les gynécologues sous la coupe des laboratoires pharmaceutiques ?
Tout au long des débats liés à la controverse sur les pilules de 3ème et 4ème génération, la problématique des médecins encouragés par les laboratoires pharmaceutiques à vendre leurs produits en échange d’une contrepartie monétaire a refait surface, notamment au sein des médias. De nombreux experts gynécologues très médiatisés, fortement liés à des laboratoires pharmaceutiques, sont présentés comme des leaders d’opinion attentivement écoutés et suivis par l’opinion publique. Certains d’entre eux semblent encourager la prise de pilules de 3ème génération, et ne suivent pas les recommandations de l’état français quant au fait de privilégier la prescription de pilules de 2ème génération en première intension.
Par exemple, le professeur Israël Nisand, responsable du pôle de gynécologie-obstétrique au CHU de Strasbourg et l’un des experts de la contraception les plus exposés, assure à l’antenne d’Europe 1, le 9 janvier 2013 : « Il y a des pilules de 2ème génération qui ont quarante ans et qui sont bien plus risquées que les 3ème génération. »[15] Pour lui, le déremboursement des pilules de 3ème et 4ème génération est une erreur, car « le service rendu était considérable » [16]. Ou encore Brigitte Letombe, gynécologue au CHRU de Lille et présidente de la Fédération nationale des collèges de gynécologie, qui pense que les études menées se trompent : « On voit bien que ces pilules de 3e génération ont moins d’effets secondaires. C’est un vécu professionnel que la recherche scientifique ne peut pas évaluer. » [17] Quant aux risques, tout n’est qu’« interprétation hâtive de résultats qui n’ont rien de nouveau, et présentent des biais méthodologiques, auxquels s’ajoute la peur d’un effet Mediator » [17]. Son confrère Christian Jamin, gynécologue parisien, demeure tout aussi sceptique : le risque supplémentaire « est loin d’être admis par l’ensemble des spécialistes du monde entier » [18]. La moitié des patientes auxquelles il s’est résigné à prescrire des pilules de 2ème génération reviennent en disant qu’elles préféraient les 3ème. Alors, d’après lui, « n’hésitons pas à changer pour quelque chose de mieux toléré ! » [19].
Ces avis tant différents de ceux habituellement entendus par les syndicats et associations, ainsi que les hautes autorités de santé françaises, amenèrent les médias à creuser la piste d’un lien avec des laboratoires pharmaceutiques commercialisant aux pilules de 3ème génération. Ainsi, il s’avère que Mr. Nisand est étroitement lié à la communication des firmes Effik (mis en cause pour ses pilules Désobel 20 et 30, Carlin 20 et 30) et HRA Pharma – il est invité en tant qu’expert lors de leurs communications de presse –, et celui-ci ne s’en cache pas : « J’ai des intérêts avec tous les laboratoires qui m’aident à organiser des congrès dans ma ville » [20], dit-il au congrès Infogyn 2012. 25 laboratoires financent sa réunion annuelle de formation des gynécologues d’Alsace. Les « Samedis de la contraception », des journées de formation proposées gratuitement aux professionnels dans les grandes villes de France sont organisées par les gynécologues Christian Jamin et David Elia. Ce dernier, qui a l’habitude de dispenser ses conseils à 27 laboratoires pharmaceutiques – il affirme « travailler avec à peu près tous les laboratoires qui œuvrent dans la contraception » [21] –, en détaille le modèle économique : « La journée est présidée par le patron du service gynécologique du CHU local et le médecin libéral leader de la région. Nous octroyons des stands aux laboratoires pour présenter leurs produits, qui sont fréquentés pendant les pauses. En échange ils financent l’organisation de la journée. » [22] A Strasbourg, c’est M. Nisand qui s’occupe d’animer les « Samedis de la contraception », tandis qu’à Lille, c’ets Brigite Letombe qui s’en charge. Cette dernière reconnaît de même travailler, ou avoir travaillé, comme « communicante » [23], « avec tous les laboratoires de contraception » [24]. Dans sa déclaration publique d’intérêts faite devant la HAS, elle cite Bayer, Codepharma, Theramex, HRA Pharma, Pierre Fabre, Organon, Sanofi.
Mais pour autant, ces grands médecins tant liés avec les laboratoires sont-ils sous influence ? Bruno Toussaint, directeur éditorial de Prescrire, revue médicale indépendante, déclare que l’ « on ne peut pas leur faire confiance. L’expérience montre que plus les experts sont associés au développement d’un nouveau médicament, plus leur opinion sera favorable. » [25] Il trace un parallèle avec la cas du Mediator il y a trois ans, où les firmes avaient grandement exercé leur influence sur les prescripteurs. Le docteur Foucras, fondateur du Formindep, accuse directement ces experts gynécologues : « Le nœud du problème, actuellement, ce sont bien ces leaders d’opinion. L’induction de prescription liée à l’argument d’autorité : le généraliste copie les prescriptions du gynécologue qui copie celles du prestigieux leader en blouse blanche du CHU, qui est devenu un visiteur médical haut de gamme. D’un point de vue stratégique, pour les laboratoires, c’est parfait, il n’y en a qu’un à influencer qui influencera tous les autres, notamment via la formation continue, devenue cœur de cible de la stratégie d’influence des firmes. » [26] Il dénonce ainsi un processus bien connu par les différents laboratoires pour toucher le plus de médecins possibles afin de vendre au maximum. La « formation continue » dont il parle fait référence par exemple aux « Samedis de la contraception » qui sont un moyen pour les firmes pharmaceutiques de se faire connaître et d’attirer des médecins. Françoise Tourmen, membre du Formindep, relate son expérience : « Le PDG de HRA Pharma est venu me voir, m’a mise en lien avec son service communication, a soutenu mon association. J’étais transformée en leader local d’opinion. Mon avis était sollicité pour des documents du labo. Je parlais aux journaux régionaux. Et je devais porter la bonne parole dans les organismes de formation continue. HRA Pharma travaille avec des sociétés de formation professionnelle pour médecins comme Preuves et pratiques. La firme vous fournit un diaporama expert reprenant intégralement ses messages, et vous paie 500 euros le quart d’heure pour le lire. » [27] Elle dénonce les transactions d’argent proposées par les laboratoires en échange d’un geste de communication fait par le « leader d’opinion » [28]. Lors de l’entretien que nous avons eu avec elle, Mme Paganelli, secrétaire générale du SYNGOF, soutient ce propos : « Quand on a changé la marque de l’implant, ce n’est pas l’Etat qui a payé notre apprentissage de pose, c’est encore les laboratoires. Donc à la fois ils [l'Etat] sont contents que les laboratoires soient là quand ils veulent, et voudraient tout d’un coup que les laboratoires n’interviennent pas dans la formation pour les nouveaux médicaments… Mais qui va nous l’apprendre [la formation], pour les médicaments qui sortent ? Ce n’est pas eux [l'Etat]. L’Etat ne m’a jamais donné d’argent alors que j’organise des formations à Tours, je suis présente au collège des formations, on n’a jamais de l’argent de l’Etat pour faire de la formation. » [29] Finalement, ce serait donc l’état français qui n’assurerait pas la formation complète de ses médecins, utilisant alors l’aide proposée par les laboratoires.
Il reste difficile de savoir si tel ou tel gynécologue s’exprime en son nom ou sous l’influence d’un grand laboratoire. Il est néanmoins très probable que les firmes pharmaceutiques cherchent à approcher au plus près chaque gynécologue ou médecin généraliste pour vendre au mieux la ou les pilules qu’elle commercialise.
Ce sont toutes ces remises en cause qui sont à l’origine de la peur des utilisatrices de pilules de 3ème et 4ème génération. Comment cette méfiance se traduit-elle ? Rendez-vous ici.
Sources des citations :
[1] : Marisol Touraine : « Il faut éviter de donner le sentiment que la pilule serait un danger », Le Monde, 03/01/2013 [lien]
[2] à [7] : Pilules de 3e et 4e génération : les risques de thrombose et embolie bientôt sur l’ordonnance ?, Slate.fr, 28/02/2012 [lien]
[9] : Pilule 3G, la FMF met la pression sur l’ANSM pour l’obliger à clarifier sa position, Le Quotidien du Médecin, 10/01/2013 [lien]
[10] : [9]
[11] : Communiqué de MG France, Pilules de 3ème génération : MG France défavorable aux fausses solutions de type “prescription réservée” [lien]
[12] : [11]
[13] : Communiqué de presse de Formindep, Contraception de 3ème génération et drospirénone : dix ans de trop ! [lien]
[14] : « Les spécialistes ont prescrit la pilule de 3e génération sans retenue ! », francetvinfo, 03/01/2013 [lien]
[15] à [28]: Pilule : enquête sur ces médecins liés aux laboratoires, Le Monde, 10/01/2013 [lien]
[29] : Entretien avec Mme Paganelli, secrétaire générale du SYNGOF [lien]