Qu’est-ce qu’une controverse socio-technique ?
Une controverse socio-technique est une situation d’incertitude collective, où le manque de données scientifiques et techniques empêche de tirer des conclusions irréfutables. On assiste alors à un débat entre les différents acteurs de la controverse, où les questions techniques et scientifiques se mêlent à des considérations politiques, sociales, morales. La description d’une controverse est donc un travail d’observation fine qui passe par la cartographie de la controverse : repérer les acteurs, faire ressortir les enjeux, les nœuds du problème mais aussi retranscrire les différentes positions des acteurs, leurs raisonnements parfois contradictoires. Il n’y a de controverse si le problème est local et isolé : un problème devient une controverse lorsque plusieurs acteurs deviennent concernés par la question et prennent parti, et que les institutions se doivent de réagir face au problème devenu un enjeu collectif. La controverse est donc intimement ancrée dans l’espace public.
Une controverse complexe qui passionne le public
Avant de nous plonger dans les subtilités de la controverse, signalons-en tout d’abord quelques aspects important.
La controverse des pilules est une controverse qui, par son aspect de santé publique, a beaucoup passionné le public. Depuis plusieurs années déjà, de plus en plus de chercheurs s’intéressent aux effets secondaires des pilules contraceptives, comme en témoigne le graphique ci-dessous (Fig. 1).
Cette tendance à l’échelle mondiale cache cependant de grandes disparités à l’échelle nationale. En effet, la carte ci dessous (Fig. 2) nous indique que la controverse se déroule surtout dans les pays occidentaux et développés, pays où la contraception est devenue chose courante.
Si les documents précédents (Fig. 1 et 2) illustrent l’intérêt du monde scientifique pour cette controverse, elle a aussi passionné l’opinion publique et les médias. Le débat a eu lieu sur différents plateformes de communication avec différents acteurs. La Fig. 3 nous présente une cartographie de ressources dessinée par le logiciel Gephi grâce à des données recueillies par Navicrawler. Prenant en entrée une vingtaine de pages internet traitant le sujet des pilules contraceptives, le logiciel Navicrawler recueille les liens et citations qui renvoient vers d’autres pages internet. Le logiciel Gephi permet ensuite de traiter les données et de les visualiser : les noeuds représentent des articles et les traits des liens entre les articles.
Plusieurs points d’interprétation se dégagent. Le plus marquant est le rôle important joué par les médias : des sites comme ceux du Monde ou des Echos sont extrêmement cités et surtout ce citent entre eux. Ceci rappelle la part importante des médias dans l’affaire des pilules contraceptives : celui-ci éclata suite aux révélations du Figaro sur Marion Larat, et fut rythmé par la sortie d’articles polémiques relançant le débat.
On retrouve également très cités les sites de recherche scientifiques, comme celui de la National Center of Biotechnology Information (NCBI) et celui British Medical Journal (BMJ). Les chiffres issus des travaux de recherche sont repris par toutes les autres plateformes de diffusion médiatique et servent en particulier de légitimité aux articles journalistiques.
Profondément ancré dans le réseau, entre les sites de recherche scientifiques et les sites d’information, nous trouvons aussi de nombreux réseaux sociaux (Facebook, Twitter, LinkedIn) ou blogs généralistes (State) ou spécialisés en medecine (Pourquoi Docteur ?, Doctissimo). Les particuliers participent au débat par ces vecteurs de communication : ils peuvent à la fois poser des questions à des spécialistes et commenter l’actualité en citant les derniers articles journalistiques et les derniers travaux de recherche.
Notons enfin l’isolement des sites de laboratoires pharmaceutiques (Bayer Pharma, Bayer Birth Control). Ceux-ci ont fait le choix de la discrétion, et on peut aussi évoquer une certaine perte de confiance des usagères qui ne voient pas en les sites de laboratoires une façon de s’informer objectivement.
La controverse des pilules contraceptives de 3ème et 4ème génération
La controverse sur les pilules contraceptives de 3ème et 4ème générations s’est déclenchée lorsque Marion Larat, 25 ans, porte plainte contre le laboratoire Bayer à travers le quotidien Le Monde en décembre 2012. La jeune femme impute à Meliane, le contraceptif de 3ème génération commercialisé par le laboratoire, l’AVC dont elle a été victime le 13 juin 2006. Après neuf interventions chirurgicales au CHU de Bordeaux, Marion Larat se retrouve handicapée à 65%. Elle perd l’utilisation de sa main droite, la marche et l’élocution lui sont désormais difficiles. Sportive, non fumeuse, sans antécédent médical, Marion Larat se demande quelles sont les raisons de son accident cérébral. C’est en 2010 à l’issue d’une nouvelle relation, que Marion envisage de reprendre la pilule. L’analyse de sang demandée par sa nouvelle gynécologue révèle que Marion est porteuse du facteur II de Leiden, un facteur génétique qui accentue la coagulation, et qui augmente donc les risques d’AVC. Pour Marion, aucun doute, c’est sa pilule qui a provoqué l’AVC.
Trente nouvelles plaintes de femmes sont déposées en janvier 2014 au tribunal de Bobigny contre les laboratoires fabricants des pilules de 3ème et 4ème génération, à la suite de la première plainte de Marion Larat. Ces femmes, âgées de 17 à 48 ans, ont toutes subi des accidents graves : des AVC, mais aussi des thromboses, des embolies pulmonaires. Certaines ayant des séquelles comparables à celles de Marion. Toutes s’estiment lésées par les fabricants de pilules contraceptives. L’emballement médiatique qui suit, auquel Le Monde contribue en particulier en mettant le cas Marion Larat en une de son journal, oblige les autorités sanitaires françaises à réagir, elles qui sont encore secouées par les affaires du Médiator et des prothèses PIP.
Suite à la plainte déposée par Marion Larat, les autorités françaises sanitaires, l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament) et le ministère de la Santé gouverné par Marisol Touraine demandent à l’EMA (Agence Européenne du Médicament) de réviser les recommandations européennes sur ces médicaments, espérant au mieux obtenir la suppression des pilules de 3ème et 4ème génération du marché. Mais le rapport de l’EMA rendu public en octobre 2013 contrarie l’état français, car il ne remet pas en cause le rapport bénéfice/risque des pilules de 3ème et 4ème génération, et ne demande ni leur retrait, ni la limitation de leur commercialisation. Un bras de fer implicite se met alors en place entre les institutions françaises et européennes.
Finalement, qui croire, entre les décisions contradictoires française et européenne ? Les pilules de 3ème et 4ème génération sont-elles vraiment dangereuses pour leurs consommatrices ? Rendez-vous sur l’onglet « la balance bénéfice/risque », qui traduit la prise de position européenne.