Tout d’abord, voici un petit jeu, qui permet d’illustrer de manière simplifiée ce qu’est un comportement rationnel…
Le jeu de l’ultimatum
Vous êtes deux joueurs face à face. À vous deux vous disposez de la somme de 10 euros à vous répartir. Le joueur qui est en face de vous a l’initiative de vous proposer une répartition de cette somme, que vous pouvez accepter ou refuser. Si vous acceptez le jeu est fini et les deux joueurs touchent la somme convenue, si vous refusez personne ne gagne d’argent.
Le joueur vous propose de séparer la somme comme suit : il conserve 9 euros et vous donne 1 euros. Acceptez vous le partage?
- Oui
Vous êtes un acteur parfaitement rationnel, tel que l’économie le modélise. Entre le choix de gagner quelque chose ou rien, vous avez fait le choix de toucher la somme. Peu importe que le partage ne soit pas équitable, et que l’autre gagne beaucoup plus que vous. Une telle décision est rationnelle, au sens de la théorie économique puisque ainsi vous avez augmenté votre utilité (cf. Glossaire).
- Non
Votre choix n’est pas rationnel au sens de la théorie économique, mais motivé par l’impression que le partage devrait être équitable. C’est le choix que la majorité des acteurs fait. Entre gagner une petite somme d’argent ou rien, vous avez décidé de ne rien gagner, uniquement dans le but de punir le joueur qui est en face de vous de sa répartition inéquitable. Ce comportement n’est pas modélisé par la théorie économique et ne peut-être prévu par un algorithme qui aura lui fait le choix d’accepter le partage afin d’augmenter son utilité (cf. Glossaire)
Le krach boursier de 1929 a pour la première fois mis en lumière le comportement irrationnels des acteurs boursiers et les conséquences dramatiques pouvant en résulter. Il est en effet bien connu que, voyant certains « traders » – bien qu’ils n’étaient pas nommés ainsi à l’époque – s’affoler et revendre leurs actions, d’autres se sont affolés et ont fait de même, créant ainsi une réaction en chaîne de panique donnant naissance à la première crise financière et économique mondiale.
Depuis, les marchés financiers ont beaucoup évolué et les modèles mathématiques en sont désormais les rois. Cependant, certaines décisions relèvent toujours d’êtres humains qui agissent derrière les machines. Les différents algorithmes se répondant sur le marché ne peuvent être préparés, programmés à prendre en compte les décisions des acteurs, irrationnelles par nature : souvenez-vous du jeu de l’ultimatum !
Les prémisses d’une crise sont généralement perceptibles par les acteurs, comme par exemple les bulles spéculatives. Ceux-ci peuvent alors choisir d’utiliser différemment les algorithmes ou bien de rependre pleinement la main. Les algorithmes sur le marché financier continuent à agir comme à leur habitude et leur réactions sont donc faussées puisqu’il ne s’agit plus en face d’algorithmes aux actions pré-programmées.
A titre d’exemple, lors de la crise de 2008, le marché inter-bancaire a été bloqué par les banques elles-même qui se méfiaient les unes des autres en raison des toxic assets (pour plus d’informations sur la question, consulter l’onglet crise des subprimes). Cette réaction des banques, bien que logique, illustre un aspect du comportement des acteurs qui ne pourra jamais être mimé par un algorithme. De même, lorsqu’un PDG décède le prix de l’action diminue, illustrant les craintes et la méfiance des traders vis-à-vis de la transition et de la prochaine ligne politique de l’entreprise. Ceci a été le cas lors des décès des patrons de Total et d’Apple. Ces réactions ne sont pas des réactions rationnelles et ne peuvent être décrites par un algorithme.
Enfin, certains économistes pensent que le cerveau humain est mal adapté à la prise de décision dans un univers incertain. C’est le cas d’André Orléan [TRI4]. Selon lui, nous donnons trop de poids aux événements récents. Nous souffrons alors d’un excès d’optimisme et attribuons nos réussites à nos qualités et nos échecs à la malchance. Les réactions des acteurs sur le marché financiers peuvent donc également être irrationnelles même d’un point de vue humain.
Cependant, une rationalité absolue peut parfois conduire à des paradoxes, c’est ce que nous allons voir maintenant.
Voici une nouvelle variante de jeu :
Le jeu du mille-pattes
Le jeu du mille-pattes, proposé initialement par Robert W. Rosenthal, se joue comme pour le jeu de l’ultimatum à deux joueurs, en phases successives. On peut en donner un exemple simple : le joueur 1 a deux piles de pièces devant lui, l’une comportant 5 euros, l’autre 1 euro. Il est le premier joueur et a deux possibilités : décider d’arrêter le jeu et choisir une des piles de pièces, l’autre revenant au joueur 2. Il peut aussi passer la main au joueur 2 : dans ce cas, le montant des pièces double dans chaque pile, on passe à respectivement dix et deux pièces. C’est alors au joueur 2 de choisir soit d’arrêter le jeu et de prendre une des piles de pièces, soit de passer la main au joueur 1. Dans ce dernier cas, le montant des pièces double dans chaque pile, et le joueur 1 doit de nouveau choisir de passer la main ou d’arrêter le jeu.
On peut représenter ce jeu par une illustration ayant la forme d’un mille-pattes, chaque « patte » correspondant à une fin possible du jeu ; si on suppose que le jeu comporte seulement quatre tours (les joueurs en sont informés), on peut représenter ce jeu ainsi : à chaque tour, le joueur qui a la main peut choisir d’arrêter le jeu, ce qui est représenté par un segment de droite verticale menant à un gain noté (gain du joueur 1 en euros ; gain du joueur 2 en euros) ; ou bien il peut passer la main à l’autre joueur, ce qui est représenté par un segment de droite horizontale. On a alors :
On peut montrer par un raisonnement à rebours que des algorithme programmé pour respecter la théorie économique et donc parfaitement rationnels sont incapables de coopérer dans un tel jeu, et que ce dernier va s’arrêter dès le premier coup ! En effet, le joueur 1 sait que, si le jeu va jusqu’au quatrième tour, il va recevoir un gain de 8 euros ; or, s’il avait arrêté le jeu juste avant, au troisième coup, il aurait empoché 20 euros : il ne passera donc jamais la main au joueur 2 au troisième coup, mais prendra la plus grosse pile de pièces et laissera 4 euros au deuxième joueur. Sachant cela, le joueur 2, qui gagne 10 euros s’il arrête le jeu au deuxième tour, décidera lui aussi de ne pas passer la main au deuxième tour, laissant seulement 2 euros au joueur 1. Ce dernier va donc décider d’arrêter le jeu dès le premier tour, puisqu’il va alors gagner 5 euros…
Ainsi, des acteurs parfaitement rationnels s’avèrent incapables de coopérer à ce jeu, quand bien même ils voient qu’ils pourraient tous les deux augmenter leurs gains s’ils parvenaient au dernier tour ; c’est un paradoxe de la rationalité : en voulant maximiser leurs gains, ils arrivent à un résultat sous-optimal…
On remarquera que les résultats empiriques contredisent une nouvelle fois la prédiction théorique : les individus tendent à coopérer quand ils jouent à ce jeu, même s’ils ne vont pas systématiquement au bout de celui-ci.
Le comportement des acteurs est avant tout humain, ce qui pose problème lorsque des situations de crise surviennent. Ce fut notamment le cas en 2007. Les banquiers et traders sont généralement des gens formés à leur métier, qui ont conscience de manipuler des produits financiers. Comment peut-on, dès lors, caractériser leur comportement avant et pendant une crise ? Peut-on dire qu’ils ont fait une utilisation abusive des modèles ? Nous tenterons de développer la question par la suite.