Nous avons rencontré Paul François en personne, le 22 mars 2016. Les faits rapportés ici sont ceux de cet agriculteur Charentais qui a lancé une procédure judiciaire contre Monsanto à la suite d’une intoxication au Lasso, herbicide de la firme.
Paul François vient d’une famille d’agriculteurs de Charente. Son parcours scolaire est assez chaotique : comme il le dit lui-même, il n’était pas quelqu’un de facile pour ses professeurs. Il entre néanmoins à la Maison Familiale Rurale, où il apprend le métier d’agriculteur. Il décroche l’équivalent d’un bac technique agricole en 1982, diplôme nécessaire pour pouvoir prétendre aux aides économiques.
À ses débuts, il effectue un tour de France pour avoir un meilleur horizon de son métier, et, en 1986, il reprend une partie de l’exploitation familiale, avec environ 80ha de terres à cultiver. Il ne fait pas d’élevage, et pour l’instant sa famille ne produit que des céréales.
Entre 1989 et 1992, il rachète quelques terres autour, et récupère le reste de l’exploitation familiale. Il arrive, de fait, à 200 ha de terrain, ce qui est important, mais pas non plus démesuré, même en France. Il commence alors à beaucoup s’endetter, notamment à cause des forages à creuser, la terre étant bien sèche. Les investissements sont grands, mais c’est un risque à prendre.
A cette période, une agriculture intensive se met en place. Celle-ci trouve ses origines pendant la période d’après-guerre, alors que la France n’est pas autonome. Des gros changements s’opèrent alors dans l’agriculture française, dont le plan Marshall au secours des agriculteurs, l’arrivée de machines d’agriculture bien plus évoluées (tracteurs…), et surtout, et c’est le point qui nous intéresse le plus, l’arrivée de la chimie: pour les agriculteurs,c’est une révolution, grâce à elle les rendements augmentent énormément, les résultats sont bien plus stables et réguliers, et c’est un soulagement pour les agriculteurs.
Il en est de même pour Paul François, qui considère la chimie comme faisant partie intégrante de son métier. Cependant, à la fin des années 90, il se rend compte que ses rendements n’augmentent plus, et ce malgré le fait qu’il utilise de plus en plus d’engrais : ses marges diminuent… Ce besoin financier le conduit à faire des économies sur de multiples aspects – l’écologie n’entrera que plus tard dans son raisonnement.
Il y a deux types de charges pour un agriculteur :
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les charges de structure (main d’œuvre, location de matériel…). Pour garder les principes de son père, il ne réduit pas sa main d’œuvre, mais agit plutôt sur le matériel, en mutualisant son matériel avec des fermes voisines : le matériel est partagé sur 400ha, et cela réduit le coût des agriculteurs.
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Les charges opérationnelles, correspondant à l’engrais, à la chimie, au gasoil… Là-dessus il est possible d’agir, en dosant et en administrant au mieux les produits : ainsi, certains produits sont vendus avec une homologation de 2L/ha, mais cela signifie qu’on peut l’utiliser entre 1L et 4L (norme). De fait, avec du matériel de pointe, on peut se rapprocher de la limite de 1L. Paul François a réussi alors à réduire ses charges opérationnelles à environ 400€ par hectare.
De plus, en observant ses sols, il se rend compte qu’il n’y a presque plus de vie dans ceux-ci. Cela l’amène à penser à d’autres techniques agricoles. Il met par exemple en place une solution locale en s’associant avec d’autres agriculteurs pour pouvoir récupérer leur fumier.
Au début des années 2000, l’environnement commence à être pris en compte. Paul François fait donc de même au niveau de son exploitation. Pour l’instant, il n’a aucune idée du danger que représentent les pesticides pour la santé, et continue à s’occuper du traitement sur ses terres.
Le 27 avril 2004, est une date clé dans le parcours de Paul François. Comme souvent, il désherbe de nuit (car le produit utilisé, le Lasso est très volatile), et ne finit qu’à 9h du matin. Pour respecter les normes de sécurité, et éviter un mélange avec un insecticide, il termine, comme le veut la procédure, en rinçant la cuve pour que les résidus aillent au champ. Il laisse alors l’appareil, théoriquement vide, au soleil. Lorsqu’il revient, inconscient du danger, il ouvre la cuve, censée être vide de tout résidu… Il inhale Les vapeurs du produit, ce qui provoque une sensation de chaleur dans tout son corps. Réagissant rapidement, il rentre chez lui pour prendre une douche et se reposer, respectant les procédures indiquées dans de tels cas.
Heureusement, Sylvie, Sa femme, infirmière de métier, se rend compte qu’il ne dort pas mais qu’il a perdu connaissance. Elle prend la décision de le transporter aux urgences à l’hôpital de Ruffec, situé à quelques kilomètres de l’exploitation. Ayant travaillé plusieurs années dans cet établissement, elle avertit ses anciens collègues afin qu’ils préparent le matériel de réanimation. Elle demande également à l’associé de Paul François de récupérer l’étiquette du produit inhalé. Le centre antipoison de Bordeaux est contacté par le service des urgences de Ruffec : très étonnement, le centre antipoison n’a pas jugé opportun de faire des analyses de sang et d’urine pour quantifier l’ampleur de l’intoxication. Les seules recommandations seront de garder Paul François en observation 24/48 heures, ce qui devrait permettre un retour à la normale par la suite….
Paul François rentre donc chez lui, et est arrêté pendant 5 semaines pour accident du travail. En juin 2004, il reprend ses activités professionnelles non sans difficultés puisqu’il a de gros problèmes d’élocution, des vertiges, etc…
Mais il n’a pas le temps d’y penser : il y a tout de même 60 saisonniers à gérer. Il retourne chez le médecin, puis dans un autre centre antipoison, mais ceux-ci sont unanimes : ses problèmes ne sont pas dus aux pesticides.
La vie continue donc, malgré les maux de tête et une perte de poids conséquente (12 kg), jusqu’au 29 novembre 2004 : ce jour-là, Paul François se réveille avec des maux de tête d’une intensité inhabituelle et, chose beaucoup plus déconcertante, il n’a plus aucun souvenir de la soirée de la veille… Il y avait pourtant plus de 100 invités, dont les témoignages montrent que Paul agissait la veille de façon un peu étrange, en retrait.
Suite à ce réveil difficile, il perd connaissance et sa femme appelle le SAMU : Paul François est directement emmené au CHU de Poitiers. Il restera à l’hôpital jusqu’en avril. Le ressenti de Paul est que le monde médical n’a pas voulu faire le lien avec les pesticides… Les médecins émettent même l’idée d’une grave dépression, et envoient Paul au service de psychiatrie, d’où il ressort que, si Paul est anxieux et dépressif c’est à cause de sa maladie, et non l’inverse.
Pour autant, l’état de santé de Paul ne s’améliore pas : en plus de tomber régulièrement dans le coma, il a des crises de tachycardie… Sa femme parvient à obtenir une analyse du produit, révélant la composition suivante : 53% de mono chlorobenzène et d’autres entités connues, et plus de 11 molécules chimiques qui doivent être tenues secrètes. Le plus mystérieux est que tout cela aurait dû disparaître de l’organisme au bout de 2 à 3 semaines, ce qui n’est pas du tout le cas. Pour le professeur Picot (un toxicologue et professeur d’université, créateur et Directeur de Recherche de l’Unité de Prévention du Risque Chimique au CNRS, Président de l’Association Toxicologie – CNAM et Auteur de nombreuses publications scientifiques sur la prévention du risque chimique, et la toxicochimie) , qui prend connaissance de ces résultats, les fameux 7 % tenus secrets sont encore présents dans le sang de Paul François, et les maux de tête, pertes de mémoire et comas sont dû aux passages de ces molécules dans le cerveau. Il n’y a qu’un moyen d’en avoir la certitude, c’est de faire des prélèvements au bon moment : pendant un coma et toutes les heures. La femme de Paul transmettra cette demande aux médecins qui suivent son mari.
En parallèle, elle appelle Monsanto pour leur demander s’ils n’auraient pas un antidote. Ils répondent que non, mais propose de l’aider au cas où il se passerait quelque chose de grave…
Paul retombe plusieurs fois dans le coma et c’est grâce à la ténacité de sa femme qui, malgré la réticence de certains médecins, réussit à obtenir les prises de sang qui feront le lien avec l’intoxication.
Par la suite, Paul et son entourage ont eu affaire à deux catégories de médecins :
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ceux qui sont convaincus que les symptômes de Paul sont les conséquences de l’inhalation d’avril 2004
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ceux qui pensent que Paul François s’est shooté tous les jours avec le produit en question
Le professeur Picot, spécialiste de la dioxine en France, suggère que soit appliqué à Paul le traitement à base d’algues qui a été utilisé pour soigner un président ukrainien empoisonné à la dioxine, bien que cette solution ne soit pas reconnue par la médecine française. Il souhaite que ce traitement lui soit administré tout en voulant être au plus proche de sa famille. Après un court séjour de 48 heures au domicile familial, il fait un nouveau coma. Il commence donc le traitement qui durera presque 3 semaines : le taux de molécules diminue au fur et à mesure des prélèvements. A compter de ce moment, Paul n’aura plus de crise aussi importante.
En Juin 2005, l’état de santé de Paul s’améliore (il n’a plus de crise). De retour en consultation, les médecins qui le suivent à Paris continuent de nier le lien entre l’intoxication et les problèmes de santé.
Paul découvre que l’un d’entre eux a eu des contacts avec des membres de la société Monsanto quelques mois auparavant. Ce médecin lui indiquera que les pesticides ne sont pas dangereux mais lui interdira formellement d’en utiliser…
En Juillet 2005, il décide d’engager une procédure de reconnaissance en maladie professionnelle qu’il obtiendra définitivement en 2010.
Ce n’est qu’en novembre 2008 que la justice admet que le responsable de la seconde rechute de Paul est le Lasso. La MSA réfute et fait appel, mais finalement la cour conclut en faveur d’une intoxication par le Lasso. La MSA doit donc rembourser Paul François, et reconnaître sa maladie comme professionnelle. A ce titre, Paul François est reconnu invalide à hauteur de 30%. Nous pouvons aussi noter que l’assurance complémentaire qu’avait prise M. François le déclarait invalide à 40% pour la même pathologie… Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une première victoire pour M. François.
Paul François est déterminé à chercher les responsables de son état de santé. Pour le professeur Picot, c’est important, puisqu’il y a là un «vrai problème». Les médecins, eux, n’ont pas l’air de pouvoir l’aider, comme s’ils avaient peur de Monsanto : «je ne veux pas d’ennuis» disent-ils. Le professeur Picot propose alors de prendre contact avec Henri Pezerat, le lanceur d’alerte pour l’amiante.
Lorsqu’ils se rencontrent, Paul François expose son problème, et les premières questions d’Henri Pezerat sont : «Êtes-vous prêt à vous battre ? Et à changer d’avocat ?». Suite à cet entretien, Paul François prend alors M. Lafforgue comme avocat, celui-là même qui dans les années 90 avait aidé Henri Pezerat à monter un dossier contre l’amiante.
En plus de la demande de reconnaissance en maladie professionnelle, Paul François va décider de lancer une procédure contre la firme Monsanto : il faut prendre la décision assez vite car trois ans après l’accident il est trop tard pour intenter un procès. Son avocat l’informe que cela risque de se traduire par une procédure très longue (10 à 15 ans) contre une entreprise ayant des moyens financiers énormes.
Le Lasso, lui, par hasard ou non, a vu son degré de dangerosité augmenté en 2006, puis a été interdit en 2007 dans la communauté européenne (aux États Unis c’était le cas depuis 1990…) car jugé trop dangereux pour l’utilisateur tel qu’il est fabriqué et prescrit par la firme. Paul se rend en Belgique pour consulter le dossier d’homologation du Lasso. Le fonctionnaire qui l’accueille lui indique qu’il ne peut rien photocopier mais l’autorise à écrire ce qui est marqué.
La procédure s’avère effectivement longue et compliquée, surtout moralement : Paul François avait sous-estimé la pression que pouvait mettre Monsanto, dont les avocats font de la fabulation la base de leur défense, arguant qu’il n’y a pas de preuve de l’accident… Il y a aussi une pression financière puisque les seuls frais annexes s’élèvent tout de même à 40 000€ aujourd’hui, auxquels vont s’ajouter 10 000€ pour la cour de cassation, et les frais inhérents à la procédure elle-même.
Les premières plaidoiries ont lieu en décembre 2011. Le 13 février 2012 a lieu le délibéré : c’est une victoire puisque Monsanto est condamnée en première instance. Suite à cela, la firme décide de faire appel. Au cours de cettepériode, avec la pression exercée par les avocats de la firme, Paul François hésite à continuer la procédure : c’est à ce moment là qu’il comprend que ce n’est plus seulement son combat mais également celui des victimes des pesticides. Les plaidoiries ont lieu le 28 Mai 2015 à la cour d’appel de Lyon et en septembre de la même année, Monsanto est condamnée une deuxième fois. Actuellement, la compagnie agrochimique a décidé de se pourvoir en cassation mais Paul François veut rester confiant et optimiste quant aux résultats.
Parallèlement à la procédure, Paul François a rencontré d’autres professionnels victimes de pesticides. Ensemble, ils ont fondé en 2011 l’association Phyto-Victimes, Afin que tous les professionnels victimes des pesticides et leurs proches aient une structure qui puisse les aider. Aucun des fondateurs ne pensait que cela prendrait une telle ampleur : 5 ans après sa création, plus de 200 dossiers ont été déposés, et le nombre de contacts augmentent avec les années. Les actions de l’association ont également évolué avec les besoins des victimes. Ainsi, en lien avec certains dossiers, l’association réalise une procédure contre l’État, afin d’avoir accès à une partie des éléments qui sont dans les dossiers d’autorisation de mise sur le marché de certains pesticides.
Tout en voulant rester discret sur son état de santé, Paul François subit des conséquences d’ordre neurologique qui se traduisent par des maux de tête quasi quotidiens qui parfois l’obligent à stopper toute activité. Il a également un dérèglement immunitaire et néphrologique : il vit avec une «épée de Damoclès» sur la tête car il sait que son état de santé peut se stabiliser mais qu’il peut aussi s’aggraver. Ses méthodes de travail changent : il a supprimé l’utilisation des produits les plus toxiques dans sa ferme, et a diminué de 50% l’utilisation des pesticides. Il est également en train de convertir une partie de son exploitation en agriculture biologique : 50% de son exploitation. Enfin, Paul François espère pouvoir réaliser l’objectif suivant : partir à la retraite en ayant convertit la totalité de son exploitation en agriculture biologique.
Paul François ne nous en a que brièvement parlé, sans doute par pudeur, mais il a reçu la légion d’honneur en novembre 2014, sous le parrainage de Nicolas Hulot. Il pensait refuser cette distinction, mais il l’a finalement accepté au nom de tout ceux qui l’ont aidé et l’aident encore, pour tous les membres de l’association Phyto-Victimes, et pour tous ceux qui se battent pour les victimes des pesticides.