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Être enraciné : Quel territoire pour l’élu ?

 

Parlementaire et élu local, deux fonctions réputées incompatibles

 

L’argument le plus couramment cité pour souligner l’impossibilité d’exercer correctement et simultanément les fonctions d’élu local et de parlementaire est l’incompatibilité des agendas relatifs à ces deux mandats.

En effet, les opposants au cumul des mandats mettent en avant le fait le parlementaire doit en principe être présent à Paris pour participer aux prises de décisions, tandis que l’élu local doit être présent dans sa collectivité pour organiser les assemblées, superviser la mise en œuvre des décisions prises par celles-ci, et être au contact des citoyens. Le mode de quantification de l’activité retenu par ces acteurs est donc essentiellement le taux de présence à l’Assemblée, qui montre que les députés cumulants sont en général moins présents que ceux qui n’exercent que leur mandat parlementaire. De plus, il faut prendre en compte le fait que ce projet de loi est un des éléments d’un plus vaste projet de valorisation du travail parlementaire qui implique de desserrer le calendrier parlementaire – le calendrier parlementaire sous la Troisième République serait, selon Pierre-Olivier Caille, une des origines du cumul des mandats.  Selon les opposants au cumul des mandats, cette mesure ne semble pas applicable tant que le cumul est autorisé.

 

Requêtes "présence assemblée" et "cumul des mandats" depuis la création de l'outil Google Trends

Les internautes s’inquiètent aussi des faibles taux de présence à l’Assemblée mis en avant par la presse généraliste.

« Ce qui manque à l’Assemblée, ce ne sont pas des pouvoirs, mais des députés pour les exercer ». 1

Ce critère est néanmoins rejeté avec force par les députés cumulants qui ne le considèrent pas comme étant une bonne mesure de l’activité parlementaire. En effet, selon eux, la présence en assemblée n’est pas synonyme d’activité et ils revendiquent pouvoir accomplir les tâches associées leur mandat de parlementaire, tout en ne restant pas toujours à Paris. Cet argument est également utilisé par Pierre Avril, professeur de droit constitutionnel à l’université Paris I, et signataire de la lettre ouverte au Président de la République du 24 mars 2013, que nous avons rencontré. Selon lui, un fort taux de présence à l’Assemblée, loin d’être toujours nécessaire, fait parfois obstruction à l’avancée des discussions et à la prise de décisions pour des questions portant sur des sujets très techniques.

« C’est d’une telle technicité [...]! De plus, mieux vaut être en petit comité pour discuter sérieusement d’un sujet, au-delà de quinze ou vingt personnes, c’est trop. »

Pierre Avril 2

Selon Luc Rouban 3, il n’existe pas de corrélation entre faible activité parlementaire et cumul des mandats. Il construit un indice d’activité parlementaire à partir de critères multiples, démontrant que l’écart-type est souvent trop élevé pour déduire cette corrélation, et que, selon les députés, le fait qu’ils cumulent ou non, et la nature de leurs différents mandats, les principales différences se font au niveau de l’ordre de priorité qu’ils accordent à leurs différentes fonctions. On voit donc déjà que derrière le cumul se cache la question  de la conception que l’élu se fait de sa fonction : le cumulant ne va pas nécessairement moins travailler, mais va travailler différemment.

Le tableau et le graphe suivant sont tirés de cette note de Luc Rouban :

 

L'indice d'activité parlementaire élaboré par Luc Rouban en fonction du type de cumul

Le taux d’activité : répartition des députés par tranche de leur indice d’activité à l’Assemblée Nationale

Evaluation du travail parlementaire par type de cumul, Luc Rouban

Évaluation du travail parlementaire à l’Assemblée Nationale par type de cumul

 En outre, certains soulignent le fait que l’un des devoirs du député est de se rendre dans sa circonscription, auprès de ses électeurs, et qu’un parlementaire qui consacre trop de temps à sa présence au palais Bourbon ou au palais du Luxembourg n’est pas un « bon » représentant. A l’argument selon lequel le non-cumul éloignerait les députés de leur territoire, Olivier Costa répond que comme ce sera leur unique mandat, ils seront encore plus présents dans leur collectivité :

« Ils veulent être réélus, c’est leur unique mandat, et ils sont donc encore plus soucieux de cultiver leur territoire. »

Olivier Costa4

« Je ne pense pas pour autant qu’un député ne peut pas être au contact de la population ! Il suffit d’organiser l’emploi du temps de l’Assemblée pour cela, comme ce fut le cas pendant de nombreuses années. »

Noël Mamère5

Un autre argument souvent mis en avant pour s’opposer au cumul des mandats, et qui rejoint le problème des incompatibilités d’agenda, est la difficulté voire l’impossibilité de se pencher sur une question très technique sans délaisser, au moins de façon temporaire, l’un des deux mandats. L’importance des compétences et des ressources gérées aujourd’hui par les collectivités territoriales s’est considérablement renforcée à la suite des mesures de délocalisation, et la technicité de la gestion locale a donc accru le temps à consacrer au mandat d’exécutif local.

Ainsi, la prise de décision sur des questions relatives par exemple à l’aménagement du territoire, les conséquences sur le quotidien des habitants, sur l’écosystème mais aussi sur l’économie de la collectivité territoriale, demande un travail considérable. L’élu local doit donc maîtriser le sujet et posséder des compétences techniques, d’autant plus importantes que la ville compte d’habitants – et d’influence. On peut ainsi comprendre que le cumul favorise alors la délégation à des services administratifs ou techniques, et l’élu peut être tenté de suivre les conseils dispensés par ces services sans s’être vraiment intéressé à la question. Ceci peut poser des problèmes de légitimité de la décision dans la mesure où ce n’est plus la personne élue par les citoyens qui prend les décisions, mais ses conseillers. Le cumul semble alors renforcer la technocratie et les décisions qui sont prises ne reflètent plus vraiment les choix politiques des élus.

 

Site de campagne de Martine Aubry pour l'élection municipale lilloise de mars 2014

Site de campagne de Martine Aubry pour les élections municipales de 2014 : l’aménagement du territoire est au centre du travail de l’élu local et demande beaucoup d’investissement et de compétences. Lien ici.

Un dernier argument cité en opposition au cumul est le fait que ce dernier brouille le jeu des acteurs locaux et nuise au dialogue. Une même personne pouvant détenir plusieurs mandats, il est difficile pour les habitants de relier la prise de décision avec une fonction en particulier. En outre, le cumul peut entraîner une compétition entre les acteurs locaux pour remporter le siège à l’Assemblée, et faisant ainsi obstacle au dialogue qui est pourtant indispensable au bon fonctionnement de la collectivité.

Deux visions de l’élu s’opposent donc ici. Si l’on souhaite avoir un élu local proche de ses concitoyens, très présent et investi, s’intéressant à toutes les questions, techniques ou non, et prenant des décisions en concours avec les collectivités locales environnantes ou avec d’autres entités administratives, il semble préférable que cet élu ne détienne pas de mandat législatif. Si l’on préfère au contraire que l’élu ait une vision plus globale, en relation avec les décisions prises à l’échelle nationale, qu’il puisse accéder plus facilement aux centres de décisions et ainsi promouvoir les intérêts de sa collectivité, en étant en contrepartie un peu moins présent, alors il peut être intéressant d’élire au niveau local quelqu’un possédant déjà des fonctions nationales importantes.

Suite : De profondes réformes institutionnelles pour accompagner le projet

 

  1. Youtube, Institut Montaigne, « Débat : faut-il interdire le cumul des mandats ? « , 15 mars 2011. Disponible ici.
  2. Interview de Pierre Avril
  3. Luc Rouban, « Le cumul des mandats et le travail parlementaire », note du CEVIPOF, Août 2012. Disponible ici
  4. Costa, Olivier, Entretien, La Croix, 16 août 2012
  5. Noël Mamère, 6 octobre 2010, discussion générale à propos du projet de loi organique présenté par Jean-Marc Ayrault. Disponible ici.