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Comment rendre compte de l’activité parlementaire ?

 

Les limites profondes de la mesure de l’activité parlementaire

 

L’adaptation de la réalité sociologique mesurée à l’outil de mesure

Une des premières limites profondes de la démarche de quantification est le phénomène récurrent en sciences politiques d’adaptation de l’objet sociologique mesuré à l’instrument qui le mesure. C’est ce que Clément Viktorovitch, doctorant en science politique, explique, dans son introduction du séminaire « Quantifier les activités parlementaires » du GEVIPAR (Groupe d’études sur la vie et les institutions parlementaires) du 7 mars 2011. Il dit alors :

« Certains politiques, certains que ces classements seront pris en compte par les électeurs peuvent adapter leur comportement pour s’investir plus dans les activités  comptabilisées »

Les médias ont effectivement rendu compte des effets pervers de la mesure. Ainsi, la revue Activités Parlementaires en donne un exemple frappant, dans son article consacré au séminaire du GEVIPAR. On peut effectivement lire :

« Ainsi pour gonfler ses statistiques, un député a récemment divisé en 27 questions distinctes la même question posée aux 27 pays de l’Union européenne… »

D’ailleurs, les outils de mesure de l’activité parlementaire sont parfois conçus afin de limiter ce genre de comportement jugé abusif. On peut comprendre en ce sens l’explication donnée dans l’article du hit-parade de Marianne :

« Certains députés ayant pris l’habitude de produire des questions écrites au canon (peut-être pour faire remonter leurs statistiques), il a été décidé de faire des questions orales (accréditant leur présence effective au Palais-Bourbon) des actes pesant deux fois plus. »

Certains politiciens dénoncent aussi ces abus. Ainsi, dans son interview, l’assistant parlementaire que nous avons rencontré donne l’exemple d’un sénateur posant dix propositions de lois courtes, rédigées rapidement et sans intérêt pour la société. Il sera évalué comme étant plus actif qu’un sénateur en posant une seule dans le même temps, même si cette dernière aura nécessité plusieurs années de travail et a un impact plus fort sur la société.

On comprend mieux, dans ce sens, le député dénonçant la « violence arithmétique » de la mesure. La quantification de l’activité parlementaire peut conduire les parlementaires à modifier en mal leur activité, parfois contraints par la pression de la mesure de leur performance.

Ainsi, l’activité politique des parlementaires et le fonctionnement des institutions démocratiques sont  transformés par l’introduction d’outils de mesure. Or, nous avons vu que ceux – ci ont été conçus pour avoir un regard extérieur et objectif sur l’activité parlementaire. Cette transformation apparaît donc comme un effet indésirable et pourtant inévitable de la quantification de l’activité parlementaire.

 

L’évaluation de la performance individuelle dans le cadre de l’Assemblée

Dans le cadre de la mesure de l’activité parlementaire, on rencontre plusieurs problèmes liés au fait que l’on cherche à déterminer la performance d’un individu travaillant au sein d’un collectif.

Il est tout d’abord difficile de déterminer la part du travail parlementaire qu’il convient d’attribuer au parlementaire en personne. En effet, chaque parlementaire dispose généralement de plusieurs d’assistants. Le travail de ces derniers est souvent difficilement identifiable de celui du député. Ainsi, sur le site de Regards Citoyens, on peut lire dans l’article Retour sur les palmarès de députés : historique, méthodes et données  1:

« Bien qu’elle reflète assurément un soutien politique, la seule signature de questions écrites ou d’amendements est un travail difficile à évaluer : leur préparation est souvent dévolue aux assistants parlementaires et un parlementaire peut parfois se contenter de suivre l’avis de son groupe politique ou de relayer les textes d’un groupe de pression. »

Cette information nous a été confirmée par l’assistant parlementaire, qui nous a dit, en parlant des sénateurs :

« Les questions écrites, ce ne sont pas eux  [les sénateurs] qui les rédigent, ça va être des gens comme moi. [des assistants parlementaires] »

De même, Oliver Costa a mentionné cette difficulté de l’évaluation du travail parlementaire. Il insiste sur le fait qu’elle peut poser un problème d’équité grave, notamment dans le cas du cumul des mandats. Comme la majeure partie de l’ « activité d’un parlementaire » est en fait produite par les collaborateurs, les parlementaires disposant de plus de collaborateurs se voient avantagés par rapport aux autres. D’une façon plus générale encore, les députés cumulant les mandats disposent souvent de plus de ressources de travail et de moyens d’expression que les autres. En effet, ils possèdent un réseau plus étendu, du fait de leur mandat local. Ces ressources leur permettent de générer plus d’activité parlementaire que les non-cumulants. Dans ces conditions, on comprend qu’il est très difficile de considérer l’activité parlementaire comme individuelle, et par conséquent de comparer les performances des différents parlementaires.

Et de toute façon, est-ce que cela a un sens ? Certains acteurs de la controverse soutiennent en effet que l’essentiel est que le Parlement, pris dans sa globalité, fonctionne correctement.  En se focalisant sur des individus, on a vu qu’on pouvait difficilement identifier la part individuelle de l’activité parlementaire. En outre, cela a tendance à favoriser les profils « généralistes ». Ainsi, Samuel Le Goff, dans l’article Quantifier les activités parlementaires 2 de son blog L’Express, explique :

« [Les indicateurs d’activité parlementaire] favorisent donc ceux qui ont une structure derrière eux (les présidents de Commissions en sont l’illustration parfaite) et ceux qui sont généralistes, capables de parler un peu sur beaucoup de sujets. Par contre, les spécialistes sont particulièrement défavorisés. Ils ne prennent la parole que sur leur sujet, où souvent, ils sont absolument incontournables. Mais si leur sujet n’est pas à l’ordre du jour, ils n’apparaissent pas. »

On peut très bien envisager une conception de la représentation politique dans laquelle il est légitime pour un élu de se spécialiser dans un domaine, par exemple pour être efficace en commission. En outre, certains acteurs – tel Pierre Avril, juriste universitaire spécialisé dans le droit universitaire, que nous avons interrogé – pensent que cette spécialisation est inévitable, en ce qu’elle résulte de la technicisation du travail parlementaire. C’est dans le cadre de cette conception de la représentation parlementaire que Samuel Le Goff affirme :

« Ce qui compte, c’est que le Parlement fasse bien son travail, et pour cela, il faut des profils très différents, qui tous sont indispensables à la réussite collective »

Olivier Costa soutient d’ailleurs cette idée selon laquelle il ne faut pas stigmatiser cette spécialisation des parlementaires. Il suggère plutôt d’identifier les différents « archétypes » de parlementaires, c’est-à-dire de chercher quels sont les différents rôles entre lesquels les parlementaires tendent à se répartir. Il propose ensuite de voir dans quelle mesure chaque député s’investit dans chacun de ces rôles. Il conclue donc à l’absurdité des tentatives de donner un score à chaque député :

« C’est pourquoi il nous paraît tout aussi illusoire de vouloir désigner le « meilleur » parlementaire européen que le « meilleur » musicien d’un orchestre philharmonique. »

D’une certaine façon, on peut voir que les calculs menés par Julien Navarro dans son article correspondent à la méthodologie proposée par Olivier Costa. En effet, l’auteur regarde comment les différentes activités parlementaires sont corrélées, en constatant par exemple que les députés qui interviennent beaucoup en hémicycle tendent par exemple à produire moins de propositions de lois, de rapports ou de questions, et inversement. A partir de cela, il construit deux indicateurs correspondant à deux profils types de députés.

Peut – on vraiment traduire le travail parlementaire par des chiffres ?

Le dernier problème profondément lié à l’entreprise de mesure de l’activité parlementaire est relatif à la nature du travail parlementaire. Nous avons vu que les choix effectués dans la façon de quantifier l’activité parlementaire étaient normatifs. Mais comment peut-on mesurer la qualité d’une telle activité ?  C’est la difficulté que l’assistant parlementaire a mise en avant, lors de son interview :

« Comment fait-on pour comparer des travaux de l’écrit et de la pensée qui sont, par essence, non évaluables en soit, non comparables, incommensurables entre eux ? »

Comme il l’explique par la suite, c’est l’objectivité d’une telle quantification qui est problématique : « La subjectivité du travail demandé fait qu’il est très dur de faire des comparaisons entre le travail des différents sénateurs ». Dans ces conditions, on peut légitimement se demander s’il n’est pas vain de vouloir retranscrire le travail parlementaire par des chiffres. L’assistant parlementaire avec lequel nous nous sommes entretenus admet comprendre les motivations des chercheurs pour la mesure de l’activité parlementaire :

« Je peux comprendre qu’ils essaient, par ce biais là, d’avoir une prise sur l’évaluation du travail parlementaire. »

Ainsi, il ne dénonce pas la mesure, mais l’utilisation qui en est faite par certains acteurs, notamment les médias, qui ne s’intéressent, d’après lui, qu’à l’aspect « quantitatif pur » et ne reconnaissent pas les limites de la mesure.

En revanche, on peut constater que certains acteurs sont effectivement conscients de ce problème. Par exemple, Laurent Bach reconnaît qu’il est difficile de rendre compte du travail parlementaire par les « simples statistiques » que constituent les indicateurs relevant leur participation aux différentes activités parlementaires. Il souligne ainsi implicitement l’inévitable subjectivité de toute pondération qualitative de ces indicateurs. C’est d’ailleurs la conscience, par les spécialistes, de cette difficulté, qui explique que Laurent Bach et Julien Navarro ne construisent pas effectivement de score mesurant l’activité parlementaire. Ils préfèrent regarder comment les différentes statistiques relevées par Regards Citoyens sont corrélées à l’appartenance à certains groupes de députés (groupes politique, groupes par âge, par sexe, par origine sociologique, groupe des cumulants, …).

L’association Regards Citoyens est tout autant consciente de ce problème de retranscription de l’activité parlementaire par un chiffre. « Si nous proposons des outils permettant aux citoyens de se faire leur propre évaluation du travail de chacun dans différents domaines, nous sommes conscients de la complexité et de la richesse du travail parlementaire et nous n’estimons pas possible ni souhaitable de réaliser un véritable classement ». Ils justifient ainsi de ne pas construire eux-mêmes un score à partir des données dont ils disposent, préférant laisser libres les citoyens de concevoir eux-mêmes leur mesure de l’activité parlementaire, s’ils le souhaitent.

 

Sur son site Internet (nosdeputes.fr), l'associations Regards Citoyens ne propose finalement pas de score mesurant l'activité parlementaire.

Sur son site Internet (nosdeputes.fr), l’association Regards Citoyens ne propose finalement pas de score mesurant l’activité parlementaire. L’idée de son travail est de faire « émerger des expertises citoyennes ».

 

Finalement,  il existe certaines formes du travail parlementaire qui ne donnent pas même lieu à une quantification, ou alors qui sont partiellement quantifiées. Ainsi, sur son site nosdeputes.fr, l’association Regards Citoyens explique :

« Les travaux des commissions d’enquête, des missions d’information ou encore des offices et délégations sont donc bien intégrés dans la mesure de leur disponibilité.

Faute de compte-rendu public ou exploitable, les réunions des groupes politiques et de nombreuses délégations ou missions parlementaires internationales restent en revanche difficiles à prendre en compte. Bien qu’elles représentent une charge de travail importante limitant naturellement la participation aux travaux à l’Assemblée, les missions confiées individuellement à quelques députés par le gouvernement ou l’Elysée ne sont malheureusement pas documentées et ne peuvent donc être prises en compte en l’état. »

Aussi, en l’état des choses, le travail de terrain des parlementaires n’intervient jamais dans la mesure de l’activité parlementaire. L’association Regards Citoyens justifie de ne pas le prendre en compte en ce que les parlementaires sont, d’après eux, élus de la Nation avant d’être élus de leur circonscription. On peut néanmoins envisager qu’une conception de la représentation parlementaire accorde de l’importance au travail en circonscription. Il faudrait alors évidemment l’intégrer à la mesure de l’activité parlementaire.

 

Mesurer l’activité parlementaire : une entreprise délicate et controversée

Ainsi, nous avons vu que la démarche mesure de l’activité parlementaire provient de la volonté de rendre objective l’évaluation du travail parlementaire. Ce genre de considération intervient tout particulièrement dans la controverse sur le cumul des mandats, par la comparaison entre le travail des cumulants et de non cumulants.

Or cette démarche est problématique, pour diverses raisons. La façon de construire des chiffres (statistiques ou indicateur d’activité) dépend de la conception de la bonne représentation politique, problème qui n’admet aucune réponse évidente. Dans ces conditions, les chiffres deviennent porteurs de valeurs politiques. En outre, certains acteurs affirment que le travail parlementaire, en ce qu’il est qualitatif, ne peut pas être traduit par des chiffres. Ils rappellent aussi que le caractère collectif du travail d’une Assemblée n’est pas pris en compte. D’après eux, les chiffres ne seraient pas à même de rendre compte de l’activité politique.

C’est ainsi que certains politiques expliquent qu’il n’est pas évident que l’on puisse « mesurer » la vie politique par la quantification du travail parlementaire. Dans le cadre de la professionnalisation et de la technicisation de la politique, le peuple français souhaite rendre plus transparent le travail des parlementaires. Les politiques comprennent le désir des citoyens et des chercheurs d’avoir, par sa mesure, une prise sur l’activité complexe des parlementaires.  Mais ils dénoncent aussi l’utilisation qui est faite de cette mesure, notamment par les médias, qui éludent une partie des difficultés pour se concentrer sur les résultats. Les acteurs mettent en outre en exergue les comportements abusifs auxquelles la quantification aboutie, en transformant la façon de travailler des parlementaires.

Suite : Conclusion

  1. NosDéputés.fr, « Retour sur les palmarès de députés : historique, méthodes et données », in regardscitoyens.org. Regards Citoyens. Disponible ici
  2. Le Goff Samuel, « Quantifier les activités parlementaires | Les cuisines de l’assemblée », in blogs.lexpress.fr, 7 mars 2011. Disponible ici