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Pierre Avril

 

Interview du 27/03/2014

 

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Avec Olivier Beaud, Laurent Bouvet et Patrick Weil, Pierre Avril a écrit en mars 2013 une lettre ouverte au Président de la République (disponible ici) afin de faire part de leur inquiétude quant au projet de loi d’abolition du cumul des mandats en France.



Pourquoi avez-vous réagi au projet de loi présenté à l’Assemblée Nationale ?

J’ai écrit une lettre en réaction au rapport présenté devant les députés en raison de l’insistance du rapporteur sur le fait que le cumul, en tant que spécificité française, était une mauvaise chose. En effet, cet argument ne me semblait pas fondé dans la mesure où il existe bien d’autres spécificités françaises autrement plus problématiques, à commencer par le Président de la République. Depuis la mise en place du quinquennat et du nouveau calendrier électoral, l’Assemblée Nationale est entièrement subordonnée au Président de la République par le biais de la majorité. Comme la durée du mandat de député est égale à celle du mandat présidentiel, on assiste à un asservissement de la majorité à l’exécutif et plus précisément au Président. C’est la fin de l’utilité de l’assemblée nationale, la fin d’une ère. Certains parlent de la « queue d’une comète ».

La proposition de loi pour l’abolition du cumul des mandats va retirer davantage le peu d’indépendance des députés vis-à-vis des partis. On va assister à une caporalisation de la vie politique. Cette caporalisation est une spécialité française. Les mesures qui encouragent ceci sont toutes d’initiative socialiste, et il faut les appréhender dans cet esprit. Les députés vont devenir tributaires de leur parti, leur réélection va être conditionnée par ce parti et indirectement par le Président. Déjà, le gouvernement n’est pas nommé par la majorité mais par le Président. Seuls les parlementaires étant à la tête d’un courant au sein du parti vont avoir un peu d’indépendance, et pour exemple de cette faiblesse du politique sans assise locale on peut citer Delphine Batho. La caporalisation a été mise en exergue lors de l’intervention au Mali, où la réaction en Angleterre aurait été très différente.

Tout dépend du regard que l’on pose sur la vie publique. Les maires des grandes villes peuvent, grâce à l’appui que leur confère leur mandat d’élu local, opposer une résistance aux mesures de la majorité. Ils disposent d’une indépendance relative par rapport au parti auquel ils appartiennent et à la carrière qu’ils veulent faire au sein de ce parti, mais également par rapport au jugement qu’ils portent sur les questions soulevées par le gouvernement. En effet, leur mandat d’élu local leur permet d’avoir une vision plus réaliste de la société et des citoyens qui la composent, ils sont conscients de leur quotidien, sont amenés à communiquer avec les membres de l ’opposition … J’ai peur que l’on ait, avec cette loi, l’apparition d’une bureaucratie politique, de professionnels de la politique technique qui feraient une carrière à l’intérieur du parti et ne rencontreraient les électeurs pour la première fois que lors de la campagne pour les législatives et j’éprouve une sorte d’irritation à l’égard de ces notables. Le non-cumul signifie une carrière à plein temps, certes, mais cette carrière se fera loin des français, à l’intérieur du parti. Ainsi, seuls seront représentés à l’Assemblée les fonctionnaires du parlement et des députés très encadrés par leur parti et n’ayant jamais rien vu en dehors de ce parti.

L’Assemblée Nationale sera de plus en plus étrangère aux Français, ignorante de leurs préoccupations. C’est déjà le cas dans certaines régions : la monté du Front National, qui est le premier mouvement ouvrier de France, montre combien les élites régionales des grands partis ont pu être ignorantes de la situation de leurs électeurs. Une autre manifestation de ceci est le regard posé sur un sujet assez chaud qui est le « problème des Roms » : l’Assemblée prône l’intégration tandis que la population locale, qui a pu être confrontée à des « incidents », si on peut dire, avec eux ne voit pas la situation du même œil.



D’après vous, la loi va donc déboucher sur une professionnalisation de la politique ?

La professionnalisation est inévitable car la spécialisation est dans l’ère du temps, intrinsèque à notre société actuelle : il sera de moins en moins facile aux élus de concilier une activité professionnelle autre à côté de leur mandat. Ce n’est pas là que se situe le problème, celui-ci réside plutôt dans le fait que cette professionnalisation va être complètement déconnectée de la réalité. Les partis sont devenus de grandes organisations et ne diffèrent plus tellement des partis américains, ce sont des machines à faire élire les candidats – ce qui a toujours été une mission du parti, mais auparavant il y avait autre chose en plus. On peut considérer qu’il n’y a presque plus que deux partis qui comptent et leur mécanique interne de sélection et de promotion isole les futurs élus des électeurs. Ainsi, les Français ne se reconnaissent plus dans les hommes politiques qui les dirigent. De quand date ce décalage, je ne saurais dire, je le situerais à peu près dans les années 80. Ce décalage est de plus en plus marqué entre la culture dominante des milieux politiques et médiatiques et les gens ordinaires. Tandis que dans les mairies, on est amenés à voir des gens ordinaires : il est essentiel que les élus aux hautes fonctions politiques aient vu « le monde extérieur » et pas juste leur propre parti aux idées polissées. Si les ouvriers se tournent en nombre vers le Front national, c’est à cause de ce manque de proximité de la classe politique, déjà flagrant sans la loi.



Cette loi  risque-t-elle d’aggraver la bipolarisation de la politique ?

Bien évidemment ! Les petits partis auront moins de sièges à l’Assemblée Nationale. Autrefois, on pouvait être élu sans être inscrit à aucun parti politique, c’est notamment le cas de Royer dont seule la notoriété locale faisait qu’il était réélu.



Avez-vous eu des retours suite à votre lettre ouverte à François Hollande ?

Nous avons été invités par les opposants au projet à l’Assemblée Nationale, puis par les radicaux au Sénat. Comme pour l’Assemblée Nationale était en faveur de la loi, le Sénat, c’était la position de repli. Nous y avons présenté les raisons pour lesquels nous jugions que ce projet de loi n’était pas une bonne chose étant donné le contexte politique en France. Je ne suis en effet pas opposé à discuter des avantages et inconvénients théoriques du cumul des mandats mais je suis contre son interdiction en France étant donnée la très forte présidentialisation du régime. Je suis d’ailleurs également contre la récente décision du Conseil Constitutionnel qui a appliqué une jurisprudence très systématique alors que la situation était exceptionnelle et ne s’y prêtait donc pas.



Vous êtes donc contre ce projet de loi en raison du système politique actuel ? Et que pensez-vous de son application aux sénateurs ?

Vous savez, un système politique est un ensemble très complexe constitué de nombreux éléments. Le principal n’est pas de savoir qui décide, il faut également connaître la manière dont ces décisions sont prises. Il est pour moi légitime que les sénateurs soient des élus locaux. Et même mon ami Guy Carcassonne, qui était pourtant farouchement opposé au cumul, reconnaissait ce fait et prévoyait même des dispositions spéciales pour les sénateurs (i.e. 1/3 des sénateurs devraient être choisis parmi les maires). Le Sénat s’est opposé à la loi mais celle-ci a été acceptée lors de son second passage à l’Assemblée.

[parlant du choix du poids du refus du Sénat] Quand on s’intéresse à la politique, il y a qui fait passer la loi et comment, mais il y a aussi la manière !



Ne risque-t-on pas d’assister à un affaiblissement du Sénat ? A quoi celui-ci va-t-il servir aujourd’hui ?

Toutes les tentatives de supprimer le Sénat aujourd’hui ont échoué. Cet organe du pouvoir offre aujourd’hui un autre son de cloche. C’est en quelque sorte le dernier bastion qui échappe au pouvoir présidentiel et qui conserve un peu d’indépendance. Il est important que celui-ci reste pour faire entendre un avis différent même si sa décision n’est pas celle qui est prise au final.  Son indépendance lui vient du décalage des élections par rapport aux élections présidentielles (plus renouvelé par 1/3) et du fait que la proportionnelle s’y applique encore en partie. Cela permet d’assurer une certaine permanence des courants politiques et de faire entendre d’autres idées.



A propos des idées répandues, pensez-vous que la presse ait bien retransmis les enjeux de la controverse ? Nous avons été très surpris de trouver, dans la presse généraliste, une majorité d’articles en faveur de du projet de loi, avez-vous eu cette même impression ?

Oui. Vous savez, la presse est aujourd’hui d’un conformisme extraordinaire ! Si vous dites aujourd’hui que vous pensez que le cumul n’est pas une mauvaise chose, contrairement à tout ce que les journaux disent, c’est tout juste si vous ne passez pas pour quelqu’un d’anormal. Le Monde m’amuse beaucoup car c’est d’un conformisme absolu dans tous les domaines ! On peut deviner les yeux fermés ce qui va être écrit avant même d’ouvrir son journal ! De plus, les débats sont tellement simplifiés dans la presse qu’ils perdent toute pertinence. C’est par exemple le cas du débat sur l’Europe.



Quel avenir est réservé selon vous à cette controverse ?

C’est une mesure sur laquelle on ne reviendra pas – un peu comme l’ISF. Beaucoup de choses peuvent se passer d’ici à 2017 mais je doute fortement que la loi change. Si le report à 2017 a été décidé, c’est simplement pour éviter une cascade d’élections partielles. Le mandat local risquant d’être choisi devant le mandat national, on ne sait pas si cela ne risque pas de priver l’Assemblée Nationale d’une partie de ses talents.  Cela fait longtemps que la question avait été évoquée : Debré déjà était très hostile au cumul. La question avait également été soulevée par le dernier gouvernement de la IVe République : lorsque De Gaulle avait évoqué la possibilité de supprimer le cumul des mandats, Guy Mollet, alors maire d’Arras et Pierre Filemin, maire de Strasbourg, avaient menacé de choisir leur mandat local. Les tentatives suivantes ont également échoué. Si le cumul s’est tant développé, c’est parce que cela était fortement encouragé sous la IVe République, à la fois par les dirigeants des partis qui souhaitaient conserver leur ancrage local, mais aussi à cause du rythme de l’Assemblée (deux sessions d’octobre à décembre puis d’avril à juillet). Si les députés cumulent encore, c’est parce que le travail local est plus satisfaisant : ils peuvent réellement prendre des mesures qui seront appliquées, tandis qu’à l’Assemblée ils ne font que lever la main. Et il n’y a que quelques « héros », comme je les appelle, qui travaillent beaucoup pour leur mandat de député et qui sont passionnés par ce qu’ils font. On peut penser par exemple à M. Dosière, qui était cité par Guy Carcassonne comme le parlementaire faisant bien son travail, et il a notamment travaillé sur les crédits de l’Elysée. Toutefois, aussi étrange que cela puisse paraître, le PS n’a pas voulu le présenter pour une réélection au parlement et il a dû affronter un candidat PS pendant la campagne. De plus, vous savez, tout le monde n’a pas un comportement de bénédictin, et par exemple je ne comprends pas les fonctionnaires parlementaires qui passent leur vie à l’Assemblée alors que leur travail n’aboutit à aucune réalisation sensible. La longévité de la vie politique tient à l’assise locale, qui permet de survivre aux années de vache maigre.



Donc le cumul n’aurait, selon vous, pas de réelle influence sur le travail parlementaire ?

J’ai parlé à des fonctionnaires travaillant à L’Assemblée Nationale que je connais bien et ils affirment ne pas voir de différence entre la présence des cumulants et celle des autres, certes à l’exception des maires des grandes villes.

Vous savez, les députés ne peuvent pas tous travailler à plein temps pour leur mandat parlementaire pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas assez de travail pour 577  personnes à l’Assemblée. Si on se réfère à l’étude de M. Rouban [il va nous chercher l’étude], on voit bien que l’argument selon lequel le cumul empêcherait les députés de bien faire leur travail n’est pas fondé. Cela dépend plus des personnalités et de la façon dont ceux-ci conçoivent leur activité que d’un éventuel second mandat à exercer. Je vous concède toutefois qu’un maire d’une très grande ville ne peut peut-être pas se consacrer pleinement à son travail mais il ne s’agit que de quelques cas marginaux. De plus, on lit souvent que les cumulards ne sont pas de bons parlementaires parce qu’ils sont absents de l’hémicycle. J’ai envie de répondre à ceux qui écrivent cela : « mais heureusement qu’ils sont absents ! ». A quoi leur servirait d’assister à des discussions sur des sujets très pointus que personne, à part quelques spécialistes, ne comprend ? Avez-vous déjà assisté à des séances à l’Assemblée ou lu des extraits de projets de loi ? C’est d’une telle technicité, on n’y comprend absolument rien ! De plus, mieux vaut être en petit comité pour discuter sérieusement d’un sujet, au-delà de quinze ou vingt personnes, c’est trop.  Il suffit que les députés lisent les rapports pour les aider dans l’orientation de leur vote, car les rapports présentent en général plutôt bien les options et les enjeux des lois. Ceci dit, étant donnée la masse quotidienne de rapports et autres documents, la plupart des parlementaires ne lit pas tout et suit simplement l’avis du spécialiste de la question du parti. Le travail parlementaire est impossible à valoriser !

Il y a certes des bourreaux du travail qui vont s’investir incroyablement dans la charge d’un député (comme René Dosière, auteur du livre L’argent caché de l’Elysée ), mais on ne peut demander à tous une telle vocation !



Cette technicité favorise-t-elle alors les réflexes partisans ?

Non, pas vraiment, car il y a souvent plus d’un expert sur un sujet et la plupart du temps leur avis divergent. Qui plus est, la réaction des groupes centristes est difficile à prévoir et ceux-ci se scindent sur de nombreuses questions s’alliant tantôt à la gauche, tantôt à la droite selon les questions soulevées.



Selon vous, d’où vient la technicité croissante des débats ?

Les facteurs sont multiples. La société actuelle réclame de plus en plus de normes et de réglementations pour toutes sortes de choses. A commencer par les faits divers : à chaque fois qu’un évènement grave arrive, on demande au gouvernement de légiférer afin qu’une telle chose ne puisse plus se reproduire. Et si le gouvernement tarde à agir, on se tourne vers son député. Les groupes d’intérêt agissent également de la même façon. Ainsi, on ignore aujourd’hui à peu près tout des affaires sur lesquelles nous ne travaillons pas. Les normes imposées par l’Union Européenne ne nous facilitent pas la tâche non plus, car elles sont très techniques et spécifiques et cela ne veut rien dire pour celui qui n’appartient pas au domaine concerné. C’est cependant une lâcheté de continuellement blâmer l’Europe. Cela aggrave le sentiment de technocratisation, d’autorité supranationale ressentie par les Français, mais c’est inévitable. On veut par exemple mettre les produits en concurrence, mais pour cela il faut des normes pour s’assurer que les produits sont bien égaux. Pour cela on multiplie les normes au niveau européen et il faut ensuite les traduire en dispositions nationales. Ce sont des processus très complexes et la plupart des français ont du mal à les comprendre. Ils ont l’impression que cela dévalue le pouvoir de décision des nations et ceci a pour conséquence la montée de partis comme le Front National qui souhaitent la sortie d’organisations supranationales et tiennent un discours véhément contre la bureaucratie européenne. Giscard avait proposé en 1976 que les parlementaires européens soient élus au suffrage universel, et cela avait un sens car aujourd’hui le Parlement Européen ne représente pas vraiment les citoyens européens. Ses membres auraient dû être choisis parmi les députés de chaque nation, il aurait fallu que ce soit des délégués et des représentants élus au niveau national.



Vous parlez de représentation fidèle : qu’est-ce qu’un « bon élu » pour vous ?

C’est un cocktail d’éléments assez contradictoires. En effet, il  faut faire le lien entre deux philosophies de représentation qui se situent dans des plans différents. Un député est le représentant de la nation toute entière et en tant que tel doit défendre l’intérêt général : on parle de « représentation constitutionnelle ». Il est toutefois en même temps élu d’une circonscription et doit représenter, au sens sociologique du terme, c’est-à-dire doit refléter, les intérêts et les opinions de ceux qui l’ont élu : il s’agit de la « représentation sociologique ». Le bon élu doit donc être capable de faire l’amalgame et de savoir quand il faut faire prévaloir l’intérêt général. Ce sont des décisions qui sont arbitraires et un peu contradictoires. Il s’agit d’une interface entre deux milieux sensiblement différents. De cela découle plusieurs catégories de députés : le député de base qui fait honorablement son travail et ceux qui s’investissent plus. Toutefois, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, le résultat est souvent décevant car ils font souvent peu preuve d’innovation. On a souvent l’impression d’un certain conformisme (abimant le milieu politique) et scepticisme. On ressent alors un mélange très équivoque  de mépris et d’affection de la part du peuple français : en effet, quand on rencontre les députés, on se rend compte qu’il s’agit de gens très honorables et talentueux  mais le résultat à l’Assemblée est consternant. C’est un peu comme si une addition aboutissait au final à une soustraction !

La bipolarisation extrême de notre système politique est une raison de ce conformisme. Cela crée un certain sectarisme et on a parfois l’impression que les oppositions entre les partis sont des oppositions de rigueur, sans fond. La question de la loi sur le cumul des mandats était envisagée par Guy Carcassonne comme un remède, un peu comme l’était le quinquennat. Toutefois, je pense qu’on se fait des illusions dans nos attentes sur les résultats de telles réformes. Cela ne coûte rien et permet au Président de dire qu’il réalise une de ses promesses de campagne, mais les effets ne seront pas aussi positifs qu’on nous le fait croire.



Le livre de Christophe intitulé « Vive le cumul des mandats ! » laissait penser que le Président avait inscrit ce sujet à l’agenda pour booster sa côte mais ce n’est même pas vraiment le cas. Qu’en pensez-vous ? Les Français n’ont pas l’air de s’être vraiment passionnés sur la question.

Pendant fort longtemps, le cumul des mandats signifiait cumul des indemnités, ce qui donnait parfois lieu à des situations assez scandaleuses et c’est ce qui avait amené le sujet au centre du débat. Ce n’est plus vraiment le cas maintenant. Quoi qu’il en soit, pour revenir à votre question de tout à l’heure, je doute que l’on revienne sur la loi, des exceptions seront peut-être tolérées mais ce sera tout.