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Comment rendre compte de l’activité parlementaire ?

 

Rendre compte de l’activité parlementaire : le problème normatif

 

Nous avons fait un panorama des différents acteurs intervenant dans la conception et le débat sur la mesure de l’activité parlementaire. Nous allons désormais voir quels sont les premières difficultés rencontrées lors de la construction d’indicateurs de l’activité parlementaire.

 

Les difficultés soulevées par les médias et les politiques

Certains acteurs du débat, des politiciens ou des spécialistes, dénoncent le caractère sensationnaliste des classements de députés publiés dans la presse généraliste. C’est ce qu’Olivier Costa affirme dans son ouvrage. Il y explique que les classements tendent à être livrés « bruts de décoffrage », c’est-à-dire sans aucune présentation préalable de la méthodologie. L’assistant parlementaire que nous avons rencontré, quant à lui, pense que les journalistes s’intéressent malheureusement trop au « quantitatif pur ».

Ensuite, le choix d’un chiffre représentatif de l’activité parlementaire constitue une autre difficulté. Dans l’article de son hit-parade des députés, Marianne regrette que « Le plus souvent, les classements des parlementaires ne reposent que sur un critère : la présence ». Ainsi, le journal propose de construire un nombre représentatif de l’activité prenant en compte toutes les statistiques proposées par Regards Citoyens sur leur site nosdeputes.fr, et non simplement la présence, arguant de cette sorte que « c’est bel et bien le travail effectif des élus qui est évalué ».

Requête "classement députés" depuis la création de l'outil Google Trends

La requête « classement députés » sur Google Trends montre trois pics associés au classement du Monde en 2009, aux élections de 2012, et à l’adoption de la loi en 2014

 

Un autre risque de la mesure de l’activité est de favoriser un groupe de députés par la prise en compte de certains critères. Par exemple, sur le site de Regards Citoyens, l’auteur de l’article Retour sur les palmarès de députés : historique, méthodes et données  1 explique :

« Prendre en compte par exemple le nombre d’amendements signés favoriserait automatiquement l’opposition, plus prompte à modifier le texte du gouvernement. À l’inverse, le nombre d’amendements adoptés donne nécessairement l’avantage à la majorité, plus apte à faire voter ses dispositions. »

Finalement, Olivier Costa souligne le fait que les activités parlementaires sont trop souvent prises en compte sans aucune considération de leur influence sur les travaux parlementaires. Le spécialiste met ainsi un avant l’un des problèmes les plus difficiles de la quantification de l’activité parlementaire : la nécessité de juger de l’importance d’une activité législative.

 

Le problème normatif de la représentation politique : qu’est-ce qu’un bon parlementaire ?

La question centrale du problème de la représentation politique – comment définir un bon représentant ? – a des répercussions importantes dans le débat sur la mesure de l’activité parlementaire. La plupart des acteurs s’accorde sur les fonctions du parlementaire définies dans l’article 24 de la Constitution. Il y est dit que le parlementaire doit « voter la loi, contrôler le gouvernement et évaluer les politiques publiques », comme le rappelle le cabinet Interel en préambule de son classement de parlementaires de 2010. Nombre d’entre eux considèrent qu’il faut en outre que les parlementaires représentent le peuple. Parmi les activités des députés quantifiées par Regards Citoyens, Laurent Bach insiste sur le fait que chacune d’entre elles correspondent à plusieurs de ces différents impératifs du métier de parlementaire. Ceci rend très difficile la conception d’un indicateur qui rend compte des multiples aspects de l’activité parlementaire.

La difficulté essentielle vient en fait de cette nécessité admise de représenter le peuple. La constitution ne définit pas la représentativité souhaitable. De ce fait, il existe plusieurs conceptions de la représentation politique. Ainsi, à titre d’exemple, Julien Navarro en présente deux dans son article. Dans la première, le Parlement doit être un miroir de la société, au sens socioprofessionnel.  Le parlementaire est alors semblable à ses électeurs. Dans la seconde conception, le  parlementaire doit simplement être apte à défendre les intérêts de ses électeurs, indépendamment de son origine socioprofessionnelle.

Comme Olivier Costa le dit dans son ouvrage, la question de la représentation parlementaire, est « du point de vue de la théorie politique, aporétique » en ce qu’elle nécessite de faire des choix « métaphysiques ». Ainsi, il explique qu’on ne peut déterminer de façon absolue « ce qu’est une chambre représentative », ce que doit y faire l’élu et les intérêts qu’il doit y défendre. Des jugements de valeur sont nécessaires.  Or la conception de la représentation que l’on choisit de défendre conditionne littéralement la façon de construire un indicateur d’activité parlementaire. Sachant cela, Olivier Costa dénonce le problème méthodologique de la plupart des classements de parlementaires : il arrive qu’ils ne définissent pas la conception de la représentation politique qu’ils choisissent pour concevoir leur mesure de l’activité parlementaire. De même, dans la construction de l’indicateur d’activité parlementaire, le choix de prendre en compte telle ou telle statistique fournie par Regards Citoyens n’est pas toujours explicité. Aussi, le poids affecté à chacune des statistiques fournies par Regards Citoyens n’est pas forcément justifié. Parfois, cette pondération n’est même pas indiquée aux lecteurs.

Par exemple, parmi les données proposées par Regards Citoyens, L’Expansion ne prend pas en compte le nombre de propositions de lois ou encore le nombre de rapports rédigés par le parlementaire pour son classement des députés les plus sérieux. Ce choix n’est pas expliqué. A contrario, Marianne décide d’affecter au nombre de rapports rédigé un coefficient cinq fois plus important que celui accordé à une « simple question écrite », jugeant qu’il s’agit d’un travail parlementaire de valeur et relativement long. Ainsi, Marianne justifie aussi la pondération des différents « actes » des parlementaires d’après une « analyse qualitative ». Cette subjectivité est mise en avant dans l’article comme une plus-value par rapport « aux informations brutes mises à disposition par Regards citoyens ». Par exemple, l’auteur explique : « certains députés ayant pris l’habitude de produire des questions écrites au canon (peut-être pour faire remonter leurs statistiques), il a été décidé de faire des questions orales (accréditant leur présence effective au Palais-Bourbon) des actes pesant deux fois plus. ». Toutes les pondérations ne sont pas justifiées. En outre, la conception de la représentation politique sous-jacente n’est pas clairement explicitée. Le cabinet Interel définit bien sa conception d’un bon représentant parlementaire, suivant 5 critères : il est « actif en commission », « force de proposition », « actif en tant que rapporteur », « convaincant dans la défense de ses amendements », « productif dans l’évaluation et le contrôle ». Pour chacun des critères, l’article détaille les quantités qui ont été utilisées, réunies dans des « indicateurs ». La pondération des différents indicateurs au sein d’un critère n’est pas mentionnée. Par contre, la méthode arithmétique de construction des indicateurs est spécifiée :

« Pour chacun de ces 10 indicateurs, nous avons retenu le score normalisé centré réduit (plutôt que le chiffre brut) pour mesurer la performance du député par rapport au député moyen et prendre en compte la dispersion. »

 

Une illustration du problème normatif avec la distinction production brute / efficacité relative

On peut voir le texte auquel a participé Julien Navarro, Mesurer l’efficacité des députés au sein du Parlement français 2 comme une forme de réponse au texte d’Oliver Costa. En effet, M. Navarro y a à cœur de présenter et justifier la méthodologie de construction d’un instrument de mesure de l’activité parlementaire, et ce avant de présenter les résultats de l’utilisation de cet instrument. L’auteur commence donc par définir une forme de représentation politique : la défense des intérêts des électeurs. Il explique ensuite que la contrainte temps est très forte pour le député. Ainsi, les députés choisissent de s’investir plus ou moins dans les différentes activités parlementaires. Aussi, du fait de cette contrainte, Julien Navarro affirme que l’efficacité du député importe plus que sa production brute :

« La performance relative des députés – à assiduité constante – peut être considérée comme déterminante pour leur influence sur le processus de décision politique : elle souligne incontestablement la capacité des députés à représenter leur électeurs et à défendre les positions de leur parti »

Par conséquent, il choisit de concevoir un indicateur d’activité parlementaire à partir de l’efficacité (« la performance relative à assiduité constante ») plutôt qu’à partir de la production brute (« assiduité »). Ensuite, Julien Navarro décide de prendre en compte toutes les statistiques fournies par Regards Citoyens. Il explique en effet que les électeurs sont sensibles à l’ « activité globale des députés » plutôt qu’à certaines activités en particulier.

Dans un deuxième temps, l’auteur présente la méthode statistique qu’il compte utiliser : la méthode des frontières non paramétriques. Il s’agit de comparer les députés en regardant leur production brute en fonction du temps consacré aux activités parlementaires (le nombre de séances où le député est relevé présent).  Avec une seule forme d’activité parlementaire, les députés peuvent être répartis sur un plan muni de deux axes, l’un représentant leur niveau  de production dans cette activité, et l’autre le temps consacré. Pour chaque valeur du temps consacré, on peut voir quel député a le plus produit. Il est dit « efficient ». L’ensemble des points du plan correspondant à des députés efficients peuvent être reliés pour former une « frontière d’efficience ». La distance entre un point-député et cette frontière défini l’efficacité  du député, relativement au député efficient.  Cette méthode peut être étendue à plusieurs formes d’activités parlementaires en définissant deux facteurs décorrélés calculés à partir des différentes productions des députés. L’absence de corrélation entre ces facteurs met en évidence l’existence de deux formes de spécialisation dans l’activité parlementaire. Certains députés tendent à intervenir beaucoup en hémicycle, et par exemple à produire moins de propositions de lois, de rapports ou de questions, et inversement.

Julien Navarro conclue en soulignant les limites de cette approche par les « frontières d’efficience » : il est possible pour les députés très peu présents à l’Assemblée Nationale de se retrouver efficients, ce qui est insatisfaisant selon l’auteur.

On l’a vu, le choix normatif de la conception de la représentation politique détermine complètement la façon de construire un outil de mesure de l’activité parlementaire. La question de l’influence du cumul des mandats sur l’activité des parlementaires fournit un exemple remarquable. Dans son ouvrage, Julien Navarro montre que si l’on définit l’activité parlementaire comme la production des députés dans les différents travaux parlementaires, on trouve que les cumulants sont moins actifs que les non-cumulants. Un résultat similaire est présenté par Laurent Bach dans son livre. En revanche, si l’on définit l’activité parlementaire comme l’efficacité relative des députés, on trouve que les cumulants (pour certaines formes de cumul) sont au contraire parfois plus actifs. On voit bien que la simple pondération de la production par le temps modifie radicalement les conclusions de la mesure de l’activité parlementaire.

 

La mesure de  l’activité parlementaire : un inévitable vecteur de normes politiques ?

En fait, le problème théorique de la représentation parlementaire se retrouve même en aval de la construction de l’indicateur d’activité parlementaire. En effet, certains acteurs considèrent que le choix des données « brutes » résulte déjà de choix normatifs. Par exemple, un assistant parlementaire dit à propos des données quantitatives fournies par Regards Citoyens sur nossenateurs.fr : « même celles du Sénat, on pourrait les questionner, parce que c’est toujours important de savoir comment on construit le chiffre qu’on va utiliser ». La retranscription des données écrites fournies par les institutions en statistiques individuelles comporterait donc une part de subjectivité.

Cela pourrait se voir dans le choix de Regards Citoyens de distinguer les interventions orales en séance plénière de plus de 20 mots de celles de moins de 20 mots, pour distinguer les simples interjections ou exclamations des prises de paroles constructives. Une telle limite est forcément arbitraire.

Cela justifierait aussi que le cabinet Interel construit des statistiques légèrement différentes de celles de Regards Citoyens. Ainsi, il choisit de compter le nombre d’amendements défendus en séance par le député, et non pas par ses rapporteurs. Cette statistique n’est pas présente sur les sites de Regards Citoyens. Elle permet à Interel d’évaluer un de leurs critères de définition d’un bon député : être « convaincant dans la défense des amendements ».

Ainsi, on voit que le fait même de transformer des données non chiffrées en données chiffrées est problématique. Cela nous amène à considérer les limites plus profondes de la quantification du travail parlementaire.

Suite : Les limites profondes de la mesure de l’activité parlementaire

 

  1. NosDéputés.fr, « Retour sur les palmarès de députés : historique, méthodes et données », in regardscitoyens.org, 30 mars 2011, Regards Citoyens. Disponible en ligne
  2. Navarro Julien, “Mesurer l’efficacité des députés au sein du parlement français. L’apport des techniques de frontières non paramétriques”, Revue française de science politique, Presses de Science Po. 2012, vol 62, pp 611-636.