Stéphanie Barral

Après des études à l’Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie de Montpellier, Stéphanie Barral se tourne vers la sociologie et l’ethnologie. Elle obtient un diplôme d’agronomie tropicale au Centre National d’Etudes en Agronomie des Régions Chaudes, puis soutient sa thèse (Le Nouvel esprit du capitalisme agraire. Les formes de l’autonomie ouvrière dans les plantations de palmier à huile en Indonésie, en partenariat avec le CIRAD*) et obtient son doctorat de sociologie en 2012 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

 

 

Bibliographie

Le premier travail de Mme. Barral sur le palmier à huile et ses effets a été sa thèse, publiée en 2012 :

 

Le Nouvel esprit du capitalisme agraire. Les formes de l’autonomie ouvrière dans les plantations de palmier à huile en Indonésie, octobre 2012.

 

Elle a également rédigé plusieurs articles sur les dynamiques de migration sous-jacentes à l’économie du palmier, l’esprit paternaliste qui règne dans les plantations indonésiennes et l’émancipation des ouvriers :

 

Capitalisme agraire et migrations organisées, Le cas des plantations de palmier à huile en Indonésie, Hommes & Migrations, 2013/1 n° 1301, p. 129-117.

Plantations de palmiers à huile en Indonésie et déprolétarisation, Etudes rurales, 2012/2 n°190, p. 63-75.

 

Le détail de ses publications est disponible ici.

 

 

Compte-rendu d’entretien

Entretien téléphonique avec Stéphanie Barral, chercheuse en sociologie, dont les travaux sur le développement économique des ouvriers du palmier et la dynamique de fronts pionniers en Indonésie nous ont fourni des pistes de réflexion.

 

Pour commencer la discussion, je lui demande de parler un peu d’elle-même. En effet, à regarder son CV fourni, il est difficile de savoir si elle a plutôt un point de vue d’agronome ou de sociologue.

 

Elle me répond qu’après une école d’ingénieur en agronomie, elle a orienté ses études vers la sociologie qui lui correspondait davantage. Elle a achevé son parcours par une thèse en sociologie et, si son expérience d’école d’ingénieur l’a nécessairement marquée, elle se définit aujourd’hui comme sociologue et comme chercheuse.

 

Je lui demande, puisqu’elle a eu l’occasion d’aller dans des plantations en Indonésie, ce qu’il en est des conditions de travail des ouvriers. Il est difficile de faire le tri entre les informations données par les ONG anti-huile de palme et celles fournies par les organismes pro-huile de palme (privés ou non).

 

Elle-même s’est intéressée aux conditions de vie (au sens vie privée des ouvriers), pas aux conditions de travail. Elle confirme par ailleurs que dans les argumentaires militants, les faits sociologiques sont parfois déformés. Des deux côtés (elle cite Greepeace, qui est profondément anti-palmier, mais aussi les pro-plantations). La vérité est qu’une partie de la population s’enrichit et que l’autre s’appauvrit. Il n’y a pas de généralité. Pour servir son argumentation, chacun exagère la réalité. Elle prend l’exemple de la Nuit du Zapping pendant la guerre au Kosovo. Ils passaient les extraits du début des journaux télévisés. A les entendre, chaque jour « les combats s’intensifi[ai]ent ». Le renfort de superlatifs est un détournement de la forme (pas que du fond). Pour en revenir au palmier, c’est particulièrement visible dans le débat sur la santé. Les pro-palmier vont montrer leurs schémas et souligner les aspects nutritionnels positifs, alors que les anti-palmier montreront leurs schémas et souligner les effets négatifs, sans demi-mesure. En réalité, les expériences sont très compliquées à mettre en œuvre, il y a une volonté de simplification à outrance. Chacun ne garde que ce qui l’intéresse pour sa démonstration. Dernier exemple, une équipe de recherche s’est associée à des compagnies et s’est proposée de montrer les effets positifs sur le cancer de la prostate. C’est un non-sens pour la recherche. Ils partent des résultats, leur étude est clairement orientée. Ils devraient chercher les effets, pas les effets positifs.

 

La discussion se poursuit sur la façon dont chacun développe son argumentaire. Je trouve étonnant que les ONG parviennent à trouver des témoignages de compagnies qui ne tiennent pas leurs engagements alors que selon ses articles (tirés de sa propre expérience en Indonésie) elles font de gros efforts pour développer les régions où elles s’implantent (je cite la vidéo de WRM qui expose les protestations d’ouvriers au Libéria). On ne peut pas détourner, fausser des témoignages, si ?

 

La question n’est en fait pas au niveau des témoignages eux-mêmes mais de l’endroit où ils ont été récoltés. L’Afrique est une zone très différente de l’Indonésie, avec des contextes socio-économique et politique propres et, suite à un échange avec un collègue travaillant sur le sujet en Afrique, elle n’est pas très étonnée d’apprendre que là-bas les interactions avec la population se passent moins bien. L’Indonésie est un cas à part. Son modèle de développement est unique, issu d’un contexte politico-économique spécial qui a induit une politique sociale poussée. Même en Malaisie, pays voisin, les conditions de recrutement sont par exemple très différentes. Le développement en Indonésie progresse car il n’y a pas de problèmes sociaux (contrairement à l’Afrique).

 

J’embraye alors sur notre discussion avec J. Frignet, qui prévoit le développement des compagnies indonésiennes en Afrique, suite à la saturation des terres en Indonésie. Le modèle économique va-t-il pouvoir se transposer ?

 

Mme. Barral commence par rappeler que les plantations se développent dans une contexte économique, social et politique. En Indonésie, l’état n’intervient pas, contrairement à l’Afrique. C’est pourquoi il n’y aura pas de transposition du modèle. Le Brésil, où les plantations s’installent sur des zones déjà défrichées, est encore un modèle différent. A Sumatra Nord, c’est encore différent : là, c’est l’appauvrissement qui est dominant suite à la saturation des terres. En Malaise, l’état a davantage la main mise sur le développement des palmiers : l’agriculture est étatique, contractuelle. L’état défriche et installe des agriculteurs avec qui il passe des contrats d’achat de la récolte. Il y a de plus le problème du manque de main-d’oeuvre, contrairement à la Malaisie.

 

Pour poursuivre sur les spécificités de l’Indonésie, je demande à quel point la présence d’une dictature a aidé au développement des plantations.

 

Effectivement, en Indonésie la responsabilité des gouvernements est forte. D’autant plus qu’à partir de 2001 il y a eu une décentralisation du pouvoir. Pour en revenir à Suharto, sa volonté politique a été indéniable, mais sa concrétisation a été rendue possible par différents facteurs : la productivité énorme du palmier à huile, son prix soutenu sur les marchés, son besoin en travail limité (le palmier n’a pas besoin de beaucoup d’entretien), l’argument social (l’enrichissement promis) et le peu de revendications syndicales.

 

A propos des syndicats, leur voix si faible n’est-elle pas due à leur étouffement sous le régime de Suharto, justement ?

 

Il faut savoir que la loi impose la présence de syndicats, c’est pourquoi il y en a malgré l’absence de réelles revendications. Mme. Barral prend l’exemple d’un syndicaliste qui lui confiait avoir demandé des bottes pour les travailleurs. Ils ont obtenu leurs bottes, tout simplement. Il n’y a pas de revendications plus profondes. Ceci est vrai pour les fronts pionniers, mais à Sumatra Nord (colonisée depuis 150 ans), il y a plus de mouvements syndicaux. Les ouvriers sont très attachés à leur travail. Ils savent de plus que vingt personnes sont prêtes à tout instant à prendre leur place. Elle relate l’incident d’une grève de 800 ouvriers : le patron leur a dit que s’ils ne voulaient pas travailler, ils n’avaient qu’à partir. Et il a embauché 800 autres personnes.

 

On dirait que les ouvriers sont soumis à la pression du gouvernement…

 

Une autre spécificité de l’Indonésie est le souvenir du massacre des communistes (plus de 500 000 morts) en 1965, notamment dans les plantations du Nord. C’est devenu un sujet tabou, personne n’en parle. C’est une douleur non digérée. Ça peut expliquer pourquoi les syndicalistes sont si peu investis dans des actions. Le Parti Communiste est toujours interdit en Indonésie, sa mention rend les gens mal-à-l’aise. Les actions syndicales sont mal vues.

 

Je change un peu de sujet, me tournant vers la contradiction entre ses récits (développement harmonieux, rapport de force en faveur des ouvriers) et ceux des ONG (ma question est volontairement orientée), qui décrivent une situation déplorable dans et autour des plantations, des ouvriers exploités…

 

Il ne faut pas mélanger deux cas. Elle-même a étudié la question des plantations développées après les années 1970-1980, dans lesquelles l’enrichissement est attesté. Le rapport de force y est en effet favorable aux travailleurs puisqu’ils possèdent du foncier et peuvent épargner au-delà de leur salaire. La situation est totalement différente à Sumatra Nord, vieille terre de plantation, où le foncier est totalement saturé et la population importante. N’oublions pas que l’Indonésie est constituée d’un archipel de près de 15000 îles, c’est un territoire de 2000 sur 5000 km. Il y a des différences internes. L’action politique est minimale dans les fronts pionniers juste défrichés. Même s’il existe des projets d’assistance aux populations, ils sont en marge.

 

Et concernant les fronts pionniers justement, le processus d’appauvrissement à l’arrière est-il spécifique au palmier ?

 

Les fronts pionniers mènent inéluctablement à l’appauvrissement de l’arrière. C’est la définition : développement économique à l’avant du front, puis saturation foncière. Le front avance et laisse une zone moins dynamique, où la population est nombreuse et appauvrie.

 

Est-ce inéluctable ? Qu’en est-il des mouvements de population caractéristiques des débuts du palmier ?

 

Le gouvernement n’intervient plus dans la transmigration, il n’y a plus de programme de peuplement. Ce sont maintenant les firmes qui organisent des déplacements de populations lorsqu’elles ont besoin de main-d’œuvre. Il y a en quelque sorte privatisation des déplacements de population.

 

Toujours à propos de l’influence de l’état, on note beaucoup de références à la corruption en Indonésie. L’achat des terres semble parfois frauduleux. Qu’en est-il ?

 

Il y a certainement de la corruption dans les arrangements autour du palmier, notamment pour l’obtention de concessions. La politique de décentralisation a aussi décentralisé la corruption. En revanche il n’y en a pas dans l’agriculture familiale. Il faut différencier cette dernière des firmes (et la vraie question de la spoliation des droits coutumiers). Les populations natives sont situées hors de l’économie de marché et se font souvent avoir, c’est vrai, même si l’obtention des concessions se fait sur la base d’un accord. Il y a une sorte de « naïveté pré-capitaliste ». Concernant le fait que certains chefs de village passent des accords avec les compagnies et empochent l’argent sans vraiment consulter les familles qui vivent là, cela arrive effectivement. Mais les conflits internes sont parfois orientés dans l’autre sens : Mme. Barral rapporte le cas d’un chef qui avait interdit de vendre les terres du village à des étrangers, mais certains étaient passés outre et avaient quand même vendu.

 

Nous enchaînons sur les exactions sur les locaux rapportées par les ONG.

 

Le palmier à huile est l’expression d’un capitalisme galopant qui écrase les gens sous ses pieds. Il faut néanmoins porter une attention aux stratégies des firmes une fois qu’ils ont spoilé les gens de leurs terres. Ils sont bien obligés de vivre avec ces gens, à côté d’eux. Ils ont donc intérêt à mettre en place des politiques qui les intègrent dans le développement pour maintenir la paix sociale. Mme. Barral rappelle aussi que les problèmes de droit foncier n’ont pas commencé avec le palmier puisqu’à partir des années 1970 le gouvernement a développé l’exportation du bois tropical dans l’Est de Bornéo. Même si au début les arbres coupés étaient bien particuliers et peu nombreux, les gens reculaient déjà avec la forêt. Cela s’est ensuite intensifié. Le palmier est venu ensuite et a achevé de pousser les populations. L’accueil du palmier n’est pas unanime mais mitigé. Certains sont en colère, voire même très virulents lors d’entretiens. D’autres voient en lui l’opportunité d’avoir accès à un peu d’argent : 25% d’ouvriers autochtones, c’est absolument énorme pour l’agro-industrie. Cela montre que certains apprécient la venue du palmier. Les compagnies essaient de recruter des locaux.

 

Donc le développement local est effectif ?

 

Il y a ce qu’on appelle en France les Responsabilités Sociales des Entreprises (RSE). C’est aussi le cas là-bas. Les firmes développent des champs de riz, des écoles pour les locaux. La majeure partie des investissements est pour les ouvriers des plantations, mais une partie va au-delà. Il y a une obligation légale à réinvestir une part des revenus de la firme dans le développement local. Par exemple, une compagnie avait aidé à construire un lycée (pas seulement pour les enfants de ses employés). Toutefois attention, il ne s’agit que « d’adoucir le capitalisme à la marge ». Une fois que les compagnies ont fait les dégâts, elles essaient de se mettre la population dans la poche. Il faut faire attention aux jugements tronqués, aux visions caricaturales qui visent à convaincre. Elle-même a conscience d’avoir à la fois un regard de chercheuse (neutre) et un avis en tant que citoyenne. Pour revenir au sujet, il y a un conflit entre ceux qui protestent contre les agissements des entreprises et dénoncent la venue du palmier et ceux qui la voient comme un moyen de se moderniser. La firme représente la modernité. Dans certaines régions, l’économie avant le palmier était très peu moderne, les gens s’habillaient avec des habits d’écorce (il y a une vingtaine d’années)… Le palmier a tout changé.

 

Je lui demande si la paix sociale qu’elle décrit est limitée à l’intérieur des plantations, ou si elle les excèdent. Les ONG dénoncent en effet des conflits ouverts autour du palmier alors qu’elle-même dit qu’il assure la paix sociale. N’étant pas allée dans des plantations où il y avait vraiment des conflits, elle dit ne pas savoir répondre.

Je pose alors la question des premiers arrivants. Selon elle, ils disposent du foncier et peuvent donc capitaliser, alors que selon M. Rival ils perdent de l’argent en investissant.

 

Là encore, il ne faut pas tout mélanger. Les personnes dont parle M. Rival sont des transmigrants qui n’ont investi que dans la terre. Ils n’ont pas la ressource sûre d’un salaire comme les gens dont elle-même parle. Les ouvriers sont logés par la compagnie, ils disposent de 40 kg de riz par famille (lorsqu’ils ont des enfants). Ils peuvent capitaliser leur excédent de revenu. Les transmigrants non ouvriers n’ont rien d’autre que la terre qu’ils achètent. D’ailleurs, l’échec de la transmigration n’est pas spécifique au palmier. Voir à ce sujet P. Levang.

 

Dernière question à propos des clandestins.

 

Il n’y a pas vraiment de clandestins en Indonésie car les salaires bas n’attirent personne. Par contre en Malaise, oui. Cela vient du fait que la Malaisie s’est industrialisée très tôt, et que par conséquent ils manquent de main-d’œuvre pour les plantations. Les gens travaillent plutôt dans les usines.

*CIRAD – Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement : Centre de recherche français, sous double tutelle des ministères de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et des Affaires Etrangères. Le CIRAD produit des solutions (agronomiques, sociales…) pour le développement des pays du Sud.