Une bataille de chiffres
Les agronomes A. Rival* et P. Levang* révèlent qu’ « en Asie du Sud-Est tout particulièrement, [l'] expansion [du palmier à huile] s’est faite au détriment de la forêt tropicale humide ». Ils annoncent les chiffres minima de 5 millions d’hectares en Indonésie, 4 millions en Malaisie et 3 millions au Nigeria sur les dernières décennies [1].
Au-delà des articles scientifiques, de nombreuses autres sources pointent du doigt l’extension des plantations sur la forêt primaire, au premier rang desquelles les ONG environnementalistes. Il est intéressant de noter que les chiffres fournis ne sont pas les mêmes. Les Amis de la Terre*, se référant à la FAO* (Food and Agriculture Organisation), annoncent 13 millions d’hectares en Indonésie (soit 12% du territoire) et 2,4 millions en Malaisie (12% également), pour les années 1990 seulement. Ils ajoutent le chiffre de 1,1 millions d’hectares pour la Papouasie Nouvelle-Guinée (« According to UN Food and Agriculture Organisation (FAO) statistics, Indonesia’s forest cover declined by 13 Mha (12%), Malaysia by 2.4 Mha (12%) and PNG by 1.1 Mha (4%) in the 1990s alone ») [2].
Les chiffres proposés par le WWF*, provenant d’une estimation de la RSPO*, sont encore différents : environ 3,5 millions d’hectares pour l’Indonésie, la Malaisie et la Papouasie Nouvelle-Guinée ensemble, sur la période 1990-2010 : « More than a third (36 per cent) of large-scale oil palm expansion between 1990 and 2010 caused direct forest loss (about 3.5 million ha in total) in Indonesia, Malaysia and Papua New Guinea, according to RSPO estimates. ». On voit au passage que selon eux, plus d’un tiers (36%) de l’expansion du palmier à huile a été vecteur de déforestation.
Pourquoi ces différences ?
Chaque acteur soutient que ses chiffres sont les bons, allant jusqu’à accuser les autres d’opacité et de mensonge. Les Amis de la Terre, par exemple, font remarquer que les estimations fournies par les industriels peuvent ne pas refléter la réalité : « it should be noted that the industry estimates may not fully reflect the reality ». En effet, les chiffres que l’association a trouvé dans les bases de données de l’IOPRI* (Indonesian Palm Oil Research Institute) et celles de la MPOA* (Malaysian Palm Oil Association) font état de 3% de conversion de la forêt primaire en palmeraies en Indonésie et 33% en Malaisie sur la période 1990-2002, et ne reflètent pas d’autres études, dont l’association se fait porte-parole, qui donnent le chiffre de 47% pour la Malaisie [2].
Un groupe de chercheurs européens travaillant sur la question de la biodiversité relèvent d’autres facteurs rendant impossible l’établissement de chiffres absolus : « the usefullness of the most widely cited land-cover data sets (those of the Food and Agriculture Organization of the United Nations, FAO) is undermined by changing definitions of forest, minimal independant monitoring of government statistics and a lack of information on the subnational patterns and causes of land-cover change » (l’utilité des jeux de données les plus cités concernant l’utilisation des terres (ceux de la FAO des Nations-Unies) est minée par des définitions changeantes de la »forêt », un contrôle indépendant minimal des statistiques gouvernementales et un manque d’information sur les motifs et les causes des conversions de la terre au niveau infra-national) [3].
S’ajoute à ces imprécisions le fait que les chiffres donnés par exemple par la FAO ne rendent pas compte des « activités induites par l’installation de plantations en bordure de forêts », qui elles-aussi rognent sur la forêt de façon « non négligeable » [1], selon les agronomes A. Rival et P. Levang.
Reconversion de zones déjà défrichées
Au-delà du débat sur la provenance des chiffres, les agronomes A. Rival et P. Levang laissent percevoir la complexité du calcul. Les concessions sont souvent accordées pour l’exploitation du bois, ce qui permet de « couvrir une partie importante du coût de la mise en valeur » en tant que plantation a posteriori. Les plantations de palmier à huile ne viennent alors que dans un deuxième temps et ne recouvrent pas toujours la totalité de la zone préalablement abattue : « Les espaces déforestés ne sont que partiellement reconvertis en plantations de palmier » [1]. Il arrive aussi que le palmier vienne à remplacer d’autres plantations. L’article How will oil palm expansion affect biodiversity ? insiste sur le fait qu’il est facile d’accuser le palmier dans ce cas, mais que cette accusation n’est pas fondée : « in such cases, oil palm could easily, but wrongly be identified as a driver of deforestation ». Les chercheurs indiquent les quatre façons suivant lesquelles le palmier à huile peut être responsable, directement ou non, de déforestation :
- comme motif direct de défrichement de la forêt primaire,
- lorsqu’il remplace des forêts dites dégradées, c’est-à-dire préalablement défrichées par la coupe ou le feu,
- dans le cadre d’un projet combiné avec l’exploitation du bois coupé,
- lorsqu’il génère la construction de voies d’accès à des zones auparavant inaccessibles de la forêt, ou lorsqu’il force d’autres plantations à s’installer sur des zones forestières [3].
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Les plantations comme argument
Il faut savoir que le palmier à huile est aussi utilisé comme prétexte par les compagnies pour obtenir des permis de déboisement pour d’autres ambitions (« oil palm is also used as a pretext by companies to obtain permits to clear land for other purposes ») [3]. En Indonésie, les industriels profitent des subventions allouées par le gouvernement, subventions qui concernent exclusivement l’établissement de plantations de palmier. Les surfaces déboisées ne sont alors pas systématiquement plantées de palmiers. Les Amis de la Terre annoncent qu’en 2002, seuls 530.000 ha des 7,2 millions accordés par le gouvernement dans les années 1990 étaient effectivement plantés : « Of the 7.2 Mha released during the 1990s, only 530,000 hectares (7.5%) were actually planted in 2002. » [2].
Le premier de ces motifs est l’exploitation du bois. Selon l’article How will palm oil expansion affect biodiversity ?, « ambiguities in the land tenure system and corruption, combined with increased regional autonomy, have made it easier for timber, plywood and paper pulp companies to obtain permission to clear millions of hectares of forest under the pretect of plantation establishment, without later plantig them » (des ambiguïtés dans le système de gestion des terres et une certaine corruption, combinés à l’autonomie régionale croissante, ont rendu plus simple aux compagnies de bois, de contre-plaqué et de pâte à papier l’obtention de permissions pour défricher des millions d’hectares de forêt sous le prétexte d’établir des plantations, sans pour autant planter sur ces zones après) [3]. Les Amis de la Terre rappellent une évaluation commandée par le WWF et donnant le chiffre de 2100 dollars américains pour l’équivalent en bois d’un hectare de forêt (« The value of standing timber in a forest area may reach up to US$2.100/hectare ») [2]. Les compagnies demandent ainsi des permis gouvernementaux de déboiser au motif de planter des palmiers à huile, récoltent l’argent des subventions et celui du bois coupé, puis laissent les terres en friche.
Ce que la mention de plantations permet aussi, selon les agronomes A. Rival et P. Levang, est celui de l’obtention de crédits bancaires nécessaires à l’exploitation forestière. Le palmier à huile étant un investissement considéré comme « a priori très rentable », les banques accordent plus facilement des crédits aux entreprises présentant cette raison à leur demande [1].
Le rôle du palmier à huile… et des autres facteurs
Si l’expansion du palmier à huile est communément admise comme cause de la déforestation, certains rappellent qu’elle n’en est pas l’unique cause : « Many thousands of square miles of tropical rainforest have been cleared for oil palm plantations, though conversion of existing rubber plantations, logging, a soaring population, and other factors account for even larger areas. » (Plusieurs milliers de miles carrés de la forêt tropicale ont été défrichés pour des plantations de palmier à huile, cependant la conversion de plantations exixtantes d’hévéas, l’exploitation du bois, la croissance de la population, et d’autres facteurs sont responsables du défrichement de zones encore plus vastes) [4].
Le Docteur Y. Basiron, président du MPOB*, tend même à innocenter le palmier, en regard avec d’autres secteur de l’agro-alimentaire. Il s’agit pour lui de changer d’échelle pour mieux comprendre les causes de la déforestation. La première cause au niveau mondial se trouve ainsi être l’élevage de bétail, qui occupe 3,5 millions d’hectares de terres agricoles, soit 25% du sol disponible, à comparer avec les 15 millions d’hectares, ou 0,1% de sol occupés par le palmier à huile (« The global driver of deforestation is cattle and livestock farming which occupies 3.5 billion ha of agricultural land or 25% of world land mass, compared with only 15 million ha or 0.1% occupied by oil palm. ») [5].
Les agronomes A. Rival et P. Levang, quant à eux, mettent en lumière une association trop rapide entre palmier à huile et déforestation. « Le problème ne vient pas du palmier mais du mode de développement choisi pour son exploitation. ». Le problème n’est pas spécifique à cette filière mais à l’ensemble du secteur agricole, en particulier dans le cas des monocultures. « Le palmier – en tant que plante – n’y est pour rien. ».
*Alain Rival : Agronome, correspondant pour la filière « Palmier à huile » au sein du CIRAD (Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement).
*Patrice Levang : Agronome et économiste, directeur de recherche à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement).
*Les Amis de la Terre – Friends of the Earth : ONG environnementaliste cherchant à réparer les dégâts causés par l’homme sur la nature et promouvant en particulier la participation de la société civile dans la prise de décision autour de la gestion des ressources naturelles.
*FAO – Food and Agriculture Organization (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) : organisme affilié à l’ONU visant à éradiquer l’insécurité alimentaire via la mise en place de systèmes agricoles efficaces et durables et la bonne gestion des ressources naturelles.
*WWF- World Wild Fund (Fonds Mondial pour la Nature) : ONG environnementaliste œuvrant pour la protection des espèces en danger, la préservation des ressources naturelles et des écosystèmes, ainsi que la promotion d’une transition énergétique respectueuse de l’environnement.
*RSPO – Roundtable on Sustainable Palm Oil (Table ronde pour une huile de palme durable ) : organisme réunissant des ONG, des producteurs, des investisseurs et des consommateurs d’huile de palme. Ils cherchent à améliorer la filière et à la rendre durable, notamment grâce au label CSPO.
*IOPRI – Indonesian Oil Palm Research Institute
*MPOA – Malaysian Palm Oil Association : Association malaisienne de promotion et de lobbying de l’industrie du palmier. Il faut détenir une plantation d’au moins 40ha en Malaisie pour prétendre à y siéger.
*MPOB - Malaysian Palm Oil Board : Organisme rattaché au gouvernement de Malaisie, qui œuvre à la promotion et au développement de l’industrie nationale de l’huile de palme notamment par des programmes de recherche ou la recherche de marchés.
[1] RIVAL A. et LEVANG P., La Palme des Controverses – Palmier à huile et enjeux de développement (2013)
[2] WAKKER E. (Les Amis de la Terre), Greasy Palms – The social and economical aspects of large scale oil palm plantation (2005)
[3] FITZHERBERT E. B., How will oil palm expansion affect biodiversity ? (2008)
[4] Ellie BROWN E. et JACOBSON M. F., Cruel Oil – How Palm Oil Harms Health, Rainforest & Wildlife (2005)
[5] BASIRON Y., No Deforestation – An ethically irresponsible and flawed demand by NGOs (2014)