Un climat social tendu

L’impact social de la culture du palmier à huile

 

Dans les plantations, une acceptation qui dépend du niveau économique

La sociologue S. Barral montre qu’au sein des plantations s’établit un nouveau schéma social basé sur le paternalisme. Les infrastructures développées par la compagnies sont en effet vues comme des avantages en nature : « Outre le logement, la protection tutélaire touche divers domaines : la santé (hôpital ou polyclinique), la scolarisation (école), les lieux de culte, les terrains de sport, les coopératives d’épargne et de crédit. » [1]. C’est ainsi que les ouvriers, logés par la compagnie, doivent quitter leur maison lorsqu’ils arrivent à la retraite. Il leur faut donc économiser afin de s’assurer un avenir.
Ce système se montrait très intrusif jusque dans les années 70. En particulier, les compagnies refusaient jusque là que leurs salariés possédassent par ailleurs une plantation (et donc des revenus indépendants). Avec l’avènement des plans gouvernementaux, les compagnies ont fait montre d’une plus grande souplesse. « Afin que ces derniers puissent préparer leur retraite, les dirigeants des compagnies relâchent le contrôle qu’ils exercent sur leur vie privée. En particulier ils leur permettent des activités de commerce ou d’agriculture pendant leur temps libre. Chez les ouvriers de plantations récentes, cette liberté d’entreprendre s’accompagne d’un enrichissement via l’accession à la propriété privée. De ce processus généralisé d’ascension sociale découle la paix sociale déjà évoquée et la possibilité d’expansion des surfaces exploitées. » [1].
La chercheuse défend que les ouvriers, devenus entrepreneurs, sont alors capables de renverser le lien hiérarchique. En effet, ils sont émancipés de la tutelle de la compagnie, ne subissent plus d’éventuels contrats désavantageux et peuvent démissionner si les conditions de travail ne leur conviennent pas. Cela n’est toutefois vrai que dans les fronts pionniers (en l’occurrence, l’étude portait sur l’Indonésie). Mme Barral nous a rapporté au cours de notre entretien un incident survenu à Sumatra Nord : en réponse à une grève de 800 ouvriers, le patron d’une plantation a simplement engagé 800 autres personnes. La main-d’œuvre ne manque pas et les ouvriers ont conscience de pouvoir être remplacés très facilement.
Pour revenir aux fronts pionniers, du point de vue des ouvriers, le côté intrusif du système paternaliste est vu comme la condition nécessaire à l’enrichissement. La pensée est tournée vers le futur, et en particulier vers la scolarisation des enfants. De ce fait, « La vie dans le cadre du pondok [quartier résidentiel géré par la compagnie à côté d'une plantation], sous le regard permanent du contremaître, n’est donc pas vécue comme une contrainte par les familles ouvrières. » [1].

 

Des tensions autour des plantations

« These [companies] are not just destroying our lands, but also our cultures. Oil palm isn’t part of our farming culture. It’s rice that is part of our culture. » (Elles [les compagnies] ne font pas que détruire nos terres, mais elles détruisent aussi notre culture. L’huile de palme ne fait pas partie de nos traditions agricoles. C’est le riz qui en fait partie), témoigne un indonésien au journal Down To Earth* [2]. Par de tels témoignages récoltés directement sur le terrain, les ONG mettent en avant un bouleversement de la culture dans les zones impactées par le palmier à huile. Greenpeace* rapporte à ce sujet les propos du professeur d’anthropologie J. Linder à propos de l’établissement de plantations Herakles Farm au Cameroun : « C’est une situation perdant-perdant. Le mode de vie des populations locales risque d’être détruit ; tandis que l’importante biodiversité de la région sera mise en grand danger » [3]. Cette transformation locale de la vie est vue comme une destruction, d’autant plus regrettable qu’elle n’est pas souhaitée par les populations.
Pourtant, Herakles Farm riposte que les villageois eux-mêmes sont venus demander à la compagnie de ne pas partir alors même que celle-ci allait se rétracter après des manifestations organisées par l’ONG SEFE : « To date, the village has now written two letters to express that outsiders such as Joshua Linder and SEFE do not represent them. » (A ce jour, le village a écrit deux lettres pour exprimer le fait que des gens et organismes de l’extérieur comme Joshua Linder et SEFE ne sauraient les représenter) [4].
Des agronomes comme A. Rival* et P. Levang* rendent compte d’une volonté réelle de voir implantées des concessions de palmier à huile, cet arbre vecteur d’enrichissement économique : « à chacune de nos visites dans un village encore  »épargné » par le palmier, les villageois nous enjoignaient d’intercéder auprès d’une compagnie d’huile de palme pour l’attirer chez eux. » [5]. Le problème serait-il que les populations qui demandent le palmier ne font pas ce choix en toute connaissance de cause ? C’est en tout cas ce que suggère le biologiste Stéphane Brend (Orangutan Fundation International*) interviewé à l’occasion d’un article de La Gazette de Bali, Les orangs-outans victimes de l’huile de palme : « Nous avons dernièrement conseillé un village où une plantation de palmes était prévue. Ils étaient séduits par l’appât du gain. On leur a expliqué les conséquences à moyen terme sur l’environnement et sur les eaux de la rivière. Ils ont renoncé. » [6].

 

Le rôle des syndicats

Au cours de l’entretien que nous avons eu avec Mme Barral, sociologue, il est apparu qu’en Indonésie, dans les fronts pionniers où le travail ne manque pas, les syndicats jouaient un rôle tout particulier. En effet, la loi oblige leur présence, toutefois ils n’ont pas de réelles revendications. Ils ne demandent que des choses simples pouvant améliorer la vie des ouvriers, par exemple des bottes, et les obtiennent sans difficulté. Dans le Nord, soumis à la saturation du marché foncier et donc du marché du travail, les revendications sont plus fortes. Le pays est quoi qu’il en soit toujours marqué par le souvenir du massacre des communistes de 1965 : les actions syndicales sont mal vues, le parti communiste est toujours interdit et sa mention met les gens mal-à-l’aise.

 

Les ONG dénoncent des atteintes aux droits de l’homme

Les populations autochtones ne souhaitent pas toujours la venue du palmier et manifestent leur mécontentement par exemple via la mise en place de blocus routiers [7]. Les ONG telles que Survival* insistent sur la nature pacifique de ces actes. Or, selon ces mêmes associations humanitaires et certains chercheurs, ces manifestations ne sont pas toujours très bien reçus de la part des autorités, qui les répriment dans la violence. E. Grundmann* indique que « le 29 janvier 2013, c’est une manifestation de paysans venus protester contre l’accaparement de leurs terres dans le sud de Sumatra qui s’est soldée par une violente répression policière. Vingt-cinq personnes ont été passées à tabac et arrêtées dont le directeur du bureau régional de WAHLI, l’équivalent indonésien de l’ONG Les Amis de la Terre. » [8] Cette dernière se réfère à une étude établie par le World Rainforest Movement* et dénonce un contexte de corruption dans lequel il devient impossible de préserver les droits de l’homme : « Some conflicts have prevented many companies from operating altogether and in response, many have mobilised and paid the police, army or government officials to suppress unrest, which often translates into gross human rights violations » (Certains conflits [avec les populations autochtones] ont totalement empêché de nombreuses compagnies de continuer leur exploitation, et en réponse beaucoup d’entre elles ont fait appel à la police, à l’armée ou à des représentants du gouvernement et les ont payés pour rétablir l’ordre, ce qui se traduit souvent par de grossières violations des droits de l’homme) [2].
Dans ce même dossier datant de 2005, l’ONG cite un rapport du Consortium for Agrarian Reform datant de 2002. On y trouve la narration d’événements conflictuels entre les populations autochtones et le gouvernement indonésien ayant eu lieu entre mi-1998 et début 2002, tous en rapport avec des plantations. Ainsi, sur cette période :

-           au moins 479 autochtones et activistes défendant les droits des peuples ont été torturés

-           au moins 146 ont été tués

-           au moins 25 ont été enlevés

-           au moins 936 ont été arrêtés

-           au moins 284 habitations ont été brûlées ou détruites

-           au moins 1901 personnes ont été victimes de menaces ou de tentatives d’intimidation

-           un cas de viol a été recensé

-          

des personnes ont disparu, parmi lesquelles 14 n’avaient toujours pas réapparu au moment de l’édition du rapport.

 

Le palmier à huile, une culture comme les autres pour les agronomes

Face à ces chiffres, les agronomes A. Rival et P. Levang rappellent toutefois que « le palmier n’est en rien responsable des exactions de certaines compagnies ou de leurs sbires. […] le palmier n’est pas responsable des méthodes de gestion du personnel des compagnies. Les compagnies du secteur de l’huile de palme ne se distinguent malheureusement pas de celles des autres secteurs. ». Autrement dit, il est « injuste » de blâmer cette filière agro-alimentaire en particulier. Le palmier à huile est une sorte de bouc émissaire choisi par les ONG, alors que c’est tout le secteur agricole qui fonctionne de la sorte. [5] La filière du palmier reste néanmoins symptomatique. Ce n’est pas parce qu’elle fait l’objet d’une critique inappropriée, selon les chercheurs, qu’elle n’est pas perfectible par ailleurs. Plutôt que de la remettre totalement en question, il faut chercher à l’améliorer. Ainsi, en impliquant davantage les petits planteurs dans les projets de plantations gouvernementaux et non plus seulement les grandes industries, la création d’emplois serait substantielle. Un tel schéma de développement serait par ailleurs vecteur de paix sociale. [5]

 

 

*Down to Earth : magazine indien recensant les menaces liées aux problèmes écologiques dans le monde.

*Greenpeace : ONG environnementaliste luttant dans des domaines aussi variés que la déforestation, le nucléaire ou la protection des océans, d’abord par l’enquête et la concertation, puis l’alerte au grand public via des actions, souvent médiatiques – et médiatisées – qui visent à faire pression sur les industriels.<:p>

*Alain Rival : Agronome, correspondant pour la filière « Palmier à huile » au sein du CIRAD (Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement).

*Patrice Levang : Agronome et économiste, directeur de recherche à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement).

*Orangutan Fundation International :  ONG travaillant à la recherche sur les orangs-outans et la forêt primaire qui les abrite, ainsi qu’à leur protection.

*Survival International : ONG humanitaire visant à la sauvegarde des derniers peuples indigènes de la planète.

*Emmanuelle Grundmann : biologiste, primatologue et naturaliste. Ce sont ses travaux sur l’orang-outan, en Indonésie, qui l’ont d’abord conduite à s’intéresser à la question du palmier à huile.

*WRM – World Rainforest Movement  : ONG s’intéressant aux problématiques environnementales à propos des forêts et des plantations. Elle promeut le respect des droits des communautés locales sur leurs forêts et leurs territoires.

 

 

[1] BARRAL S., Plantations de palmiers à huile en Indonésie et déprolétarisation (2012)

[2] WAKKER E. (Les Amis de la Terre), Greasy Palms – The social and environmental aspects of large scale palm oil plantation (2005)

[3] GREENPEACE, La dernière frontière de l’huile de palme en Afrique (2012)

[4] HERAKLES FARMS, Herakles Farms Frequently Asked Questions (FAQs) by General Public (2013)

[5] RIVAL A. et LEVANG P., La Palme des Controverses – Palmier à huile et enjeux de développement (2013)

[6] CASTILLA C., Les orangs-outans victimes de l’huile de palme (2009)

 

[7] SURVIVAL, website

[8] GRUNDMANN E., Un Fléau si Rentable – Vérités et mensonges sur l’huile de palme (2013)